La Gloriette sembla frappée; elle regarda attentivement la famille de la saltimbanque et murmura:
– Sont-ils bien à elle, tous ces enfants?
– Les mamans sont sorcières, dit le sergent. On va éplucher le Trône. En avant! en avant!
Mais c’étaient maintenant des voisins qui se présentaient sur la route, des gens que Lily voyait tous les jours, et qui tous les jours arrêtaient Petite-Reine pour avoir un baiser ou un sourire.
– Est-ce bien vrai? est-ce bien vrai? Elle était si mignonne ce matin, en partant pour la promenade! Elle se tenait si droite! elle tournait si bien ses jolis pieds en dehors.
– Elle m’a dit bonjour en passant…
– Elle riait, elle chantait…
– Ils me l’ont prise! répondait la Gloriette. Je suis toute seule, je n’ai plus rien, c’est bien vrai, c’est bien vrai!
– Et il faut que ce soit celle-là pour la première fois que ça m’arrive! ajoutait la Bergère qui pleurait aussi sous son grand chapeau de paille: une enfant si connue! mon commerce est flambé, je n’ai plus que l’hôpital!
Par le fait, mère Noblet n’eut pas besoin, ce soir-là, de reconduire ses brebis à domicile.
Tout le long du chemin, on put voir les parents qui venaient l’un après l’autre reprendre leurs enfants sans mot dire, et les emportaient comme une proie.
Quand on arriva devant la maison du commissaire de police, la Bergère n’avait plus de troupeau.
Elle croisa ses mains sous son vieux châle, et lança à Lily un regard plein de rancune en disant:
– Et c’est elle qu’ils plaignent!
On la fit entrer au bureau de police sur les pas de la Gloriette, qui gardait maintenant le silence, affaissée dans sa douleur. Une douzaine de témoins, choisis un peu au hasard, furent introduits, et la grande masse de l’attroupement resta dehors.
Le milord, comme on persistait à appeler dans la foule cet étranger qui avait le teint d’un sang-mêlé, était déjà dans le cabinet du commissaire, avec les deux agents et un des sergents de ville.
Dans la pièce d’entrée, où se tenait le secrétaire, on donna une chaise à Lily, près de qui Médor restait comme une sentinelle.
– Ça fait pis qu’une émeute, dit le second sergent de ville au secrétaire. Depuis douze ans que je suis dans la partie, jamais je n’ai rien vu de pareil. Cette bichette-là, c’est comme si on avait enlevé une princesse.
Le secrétaire, attentif, ayant mis la plume à l’oreille, il fallut, pour la centième fois, entamer le récit détaillé de ce qui avait eu lieu. Lily pleurait silencieusement; la Bergère ponctuait les phrases, en disant:
– Et c’est moi qui en pâtirai! moi toute seule! vous verrez! Dans le cabinet voisin il n’y avait plus personne que le milord assis auprès du commissaire de police qui l’écoutait avec une respectueuse déférence, gardant à la main une large carte sur laquelle étaient inscrits ses noms et qualités.
«Hernan-Maria Gerès da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé de S. M. l’empereur du Brésil.»
Le duc de Chaves parlait lentement et avec une extrême difficulté, mais vis-à-vis d’un magistrat, il avait repris tout naturellement le ton qui convenait à sa dignité.
– Pour des motifs qui me sont personnels, dit-il, je m’intéresse à l’enfant et à la mère. J’aurais pu tout à l’heure réparer le mal rien qu’en étendant la main, car le hasard m’a placé sur le chemin de la misérable créature qui a détourné l’enfant, mais la peine que j’ai à parler votre langage, mon désir de garder l’incognito et encore une circonstance qu’il me plaît de ne point mentionner: tout cela joint à une certaine timidité produite par mon ignorance de vos usages et de vos mœurs (je suis à Paris seulement depuis un mois) m’a empêché de parler et d’agir. J’ai laissé échapper l’occasion et j’en ai un regret mortel, car les larmes de cette malheureuse jeune mère m’ont percé le cœur. Tout ce que je puis faire, c’est de fournir le portrait exact de la femme qui a enlevé l’enfant.
Le commissaire de police prit la plume et écrivit sous sa dictée le signalement minutieux de Saladin déguisé en femme.
– Monsieur le duc, dit-il quand ce travail fut achevé, m’est-il permis d’interroger Votre Excellence?
– Cela vous est permis, répondit le duc de Chaves.
– L’homme qui vous a introduit m’a dit que Votre Excellence avait parlé à la voleuse d’enfants.
– C’est la vérité.
– Il me serait utile de connaître les paroles échangées entre cette femme et Votre Excellence.
Le duc réfléchit quelques instants avant de répondre.
– Ce qui a été dit entre cette femme et moi, déclara-t-il enfin, n’a aucun trait à l’affaire présente, sauf ma première question et sa première réponse. Je lui ai demandé: Où menez-vous cette enfant?
– La petite vous connaissait?
– Oui, car elle m’a souri… La femme m’a répondu: Je suis gardienne chez mère Noblet, la promeneuse, et je conduis Petite-Reine au logis de son père où sa maman viendra la chercher.
– Est-ce tout?
– Non… La femme a ajouté quelques mots qui ne regardent que moi… et a fait appel à ma générosité.
Le commissaire de police mit la main devant ses yeux et enveloppa son interlocuteur d’un regard perçant.
– Vous lui avez donné? prononça-t-il tout bas.
– Oui, repartit le duc simplement. Je suis très riche.
– C’était une pure aumône?
Sous le bronze de sa peau, le duc rougit.
– Monsieur, dit-il au lieu de répondre et avec un visible embarras, dans mon pays, il est possible d’activer les recherches de la police avec de l’argent.
– En France, répliqua simplement le commissaire, les magistrats regardent toute offre d’argent comme la plus grave des insultes.
Le duc s’inclina, puis se leva.
– Je suppose bien pourtant, continua le commissaire, que Votre Excellence n’a point voulu outrager un honnête homme qui ne lui a jamais fait de mal. Je suppose encore, ou plutôt je suis certain, que Votre Excellence a des motifs tout charitables pour s’intéresser à cette affaire.
Peut-être y avait-il ici une toute petite pointe de moquerie, voilée sous la gravité respectueuse du débit. Le duc de Chaves se redressa.
– Je parle ainsi, poursuivit encore le commissaire, pour entrer, autant que cela est possible, dans les idées de Votre Excellence. En France, comme partout, l’administration emploie des subalternes. Ce sont même des subalternes qui cherchent et qui trouvent. Il est certain que l’argent met à leur disposition des moyens de trouver; il est certain aussi que la perspective d’une récompense les encourage et les stimule.
Le duc de Chaves prit dans son portefeuille deux billets de mille francs qu’il déposa sur le bureau.
– C’est trop, dit le commissaire en souriant. Nous n’avons pas de mines d’or chez nous. Avec la moitié de cette somme je ferai plus que le nécessaire, et il vous sera rendu compte de l’emploi de votre argent.
Il prit un des billets et écrivit quelques lignes sur un papier à tête imprimée qu’il présenta ouvert au noble Portugais.