– Ma mère, murmura Guite qui eut une vraie larme, je vous jure que vous ne me voyez pas telle que je suis.
La duchesse se précipita sur elle et but, dans un baiser passionné, cette larme unique qui déjà se desséchait.
– On demande trop à Dieu, dit-elle. Le cœur devient ingrat à force d’être insatiable. Hier, j’aurais donné tout mon sang, jusqu’à la dernière goutte, pour le bonheur qui m’appartient aujourd’hui, et je me plains! et je désire autre chose encore, et mon bonheur ressemble presque à une souffrance!
– C’est comme moi, mère, balbutia Guite d’un ton bien naturel cette fois, il ne faut pas vous effrayer, mais je ne me sens pas bien… je souffre.
Sa pâleur augmentait, en effet; ses beaux yeux demi-clos s’entouraient d’un cercle bleuâtre. Il y avait en elle tous les signes d’un grand malaise, et il semblait que, selon l’expression populaire, son cœur allait tourner.
Mme de Chaves la regardait, effrayée; ces symptômes l’épouvantaient et provoquaient en elle un trouble qu’elle prenait pour un élan de tendresse.
– Pauvre enfant! se disait-elle, c’est l’excès de son émotion qui la faisait ainsi paraître insensible…
Elle courut au guéridon et versa de l’eau fraîche dans un verre en répétant:
– Ce ne sera rien, ma fille. La grande joie fait du mal comme la grande douleur.
Elle approcha le verre des lèvres de Guite qui le repoussa, après l’avoir flairé.
– Oui, dit-elle d’une voix qui avait déjà peine à sortir, la joie… la joie fait mal.
Une idée terrible traversa le cerveau de madame de Chaves: une idée de mort.
À ses yeux, qui peut-être n’avaient pas recouvré toute la sûreté de leur regard, les traits de sa fille allaient se décomposant rapidement.
– C’est de l’air qu’il lui faut! pensa-t-elle, bouleversée du premier coup par cette nouvelle angoisse.
Elle ouvrit la fenêtre.
Quand elle revint à l’ottomane, la pose de mademoiselle Guite s’était affaissée, et sa joue presque livide pendait sur son épaule.
La duchesse s’agenouilla, défaillante; elle perdait le souffle et ne songeait pas même à demander du secours.
Il est bon de noter ici une circonstance qui pourra sembler frivole, au premier aspect, mais qui a son importance, sous le rapport historique.
Le lecteur serait capable, en vérité, d’imputer à l’imprudence de Saladin la façon pitoyable dont marchait cette reconnaissance entre mère et fille. Rien n’allait; c’était une scène lamentablement estropiée. Pourquoi?
Parce que Saladin n’avait pas fait la leçon suffisante à mademoiselle Guite et que la pauvre modiste, à bout de ressources, s’en tirait comme elle pouvait, par un évanouissement vrai ou feint.
Eh bien! le lecteur se tromperait. Saladin n’était pas coupable. Il y avait autre chose, et voilà ce qu’il faut constater:
La veille au soir, on était venu chercher mademoiselle Guite pour la conduire à Asnières, où le Rowing Club fraternisait avec la Société des régates parisiennes. C’était une très belle fête, dont les dames du sport nautique devaient se souvenir longtemps.
Après le bal on s’était séparé par équipes pour déjeuner çà et là au gré des préférences de chacun.
Mademoiselle Guite avait déjeuné, à Bois-Colombes, avec six jeunes loups de mer qui manœuvraient la yole favorite Miss Adah.
Cela faisait une nuit complète et très laborieuse, agitée par la danse, le punch, les glaces, et couronnée par ce diable de déjeuner, après lequel vinrent encore le punch, les glaces et la danse.
Il y avait à peu près un demi-heure que mademoiselle Guite était revenue de Bois-Colombes, quand Saladin avait frappé à sa porte ce matin.
Quoi qu’on ait pu écrire et dire sur le tempérament mémorable des modistes parisiennes, elles ne sont pas de fer. Nous n’irions point jusqu’à affirmer que l’émotion produite sur notre grisette par les événements de cette matinée ne fût pas pour quelque chose dans son état, mais son état était, avant tout, celui d’une jeune personne qui a trop dansé, trop bu, trop mangé et qui n’a pas assez dormi.
Puisse la candeur de cet aveu en faire pardonner la désolante platitude: c’était de l’estomac que souffrait mademoiselle Guite, et son prétendu évanouissement était une attaque de ce lourd sommeil qui suit ce que mesdames les canotières appellent une noce.
Mme de Chaves était à cent lieues de ces mœurs et ne savait probablement même pas que Paris est une puissance maritime, dont le principal port a nom Asnières.
Elle restait haletante devant cette enfant dont les yeux se fermaient, tandis que sa bouche entrouverte, avec une expression de souffrance, semblait chercher sa respiration prête à se perdre.
Cette erreur grandissait chez madame la duchesse, en même temps que mille pensées confuses naissaient en elle. Elle avait oublié déjà cette folie de tendresse qui l’avait tour à tour exaltée et brisée, aux premiers instants de l’entrevue. Comme il ne restait plus dans son âme trace de ces transports, elle se reprochait d’avoir été froide et d’avoir effrayé par sa froideur cette pauvre enfant qui, sans doute, avait rêvé si différent l’accueil d’une mère!
Elle ne savait plus qu’elle avait failli mourir de joie quelques minutes auparavant. La joie était si loin! Il y avait, en vérité, un siècle entre la minute présente et le premier baiser.
– Je ne l’ai pas assez chérie, pensait Mme de Chaves. De même que je la trouvais glacée, elle devait se dire: est-ce que c’est là le cœur d’une mère? j’aurais dû la réchauffer, j’aurais dû l’embrasser de mon amour, j’aurais dû…
Elle s’arrêta et pressa sa poitrine à deux mains.
– Mais qu’est-ce qu’il y a donc là! fit-elle avec une expression tragique. Est-ce que je n’aime pas mon enfant? Moi! moi! s’écria-t-elle, prise d’un véritable vertige, ne pas aimer ma fille, mon tout, ma vie! Mais qu’ai-je fait depuis quatorze ans, sinon pleurer mon âme goutte à goutte!… Justine! s’interrompit-elle d’une voix douce comme un chant, ma petite Justine, reviens à toi, je t’aime, va! c’est à force d’aimer qu’on ne peut plus bien dire tout ce qu’on a dans le cœur!
Elle essaya de la soulever dans ses bras. Mademoiselle Guite était lourde et glissa sur le divan dans une position plus commode.
La duchesse baisa ses cheveux dont la racine était baignée de sueur.
– Elle respire, se dit-elle; ce n’est pas une syncope… c’est une crise de nerfs, et bientôt, elle va s’éveiller.
Mademoiselle Guite respirait, en effet, et même, de seconde en seconde, sa respiration devenait plus robuste.
Mme de Chaves passa un coussin sous sa tête et se mit à côté d’elle, bien près, pour la regarder mieux.
Elle croyait encore, de bonne foi, qu’elle avait besoin de la contempler et de l’adorer. Aucun doute, si faible qu’il pût être, n’était né dans son esprit.
Bien au contraire, tout l’effort de sa pensée se portait vers le désir d’expier son crime imaginaire, son crime de dureté et de froideur.
– J’aurais dû l’interroger tout de suite, se disait-elle, ne lui parler que d’elle-même et de sa chère petite histoire, qu’elle m’aurait dite alors tout en prenant confiance en moi. Il semblait que le nom de son mari me blessait la bouche; elle a bien dû voir cela. Et que m’a-t-il fait, cet homme, sinon m’apporter le plus grand bonheur que j’aie éprouvé depuis que j’existe!