Le père Justin, l’homme de loi le plus célèbre de Paris parmi les porteurs de hottes, les artistes en foire et autres industriels sans prétention, dormait sur un mince tas de paille dans le coin d’une chambre qui n’avait pas de mobilier.
Il y a des pauvretés sombres comme la nuit des cachots, qui reportent l’esprit aux ténébreuses misères du Moyen Age ou à ces misères mille fois plus horribles que Londres cache derrière le mensonge insolent de sa richesse.
Cette misère tend à disparaître chez nous. Une main opère de vastes trouées dans Paris, rejetant au loin les fourmilières indigentes et faisant pénétrer le jour là où il n’y avait que ténèbres.
Cela ne détruit pas la misère, je ne sais pas même si la misère s’en trouve diminuée, ne fût-ce qu’un peu, mais cela supprime du moins la pestilence proverbiale et séculaire de certains quartiers qui rivalisaient de honte avec les ulcères les plus repoussants de Londres la lépreuse.
La misère s’en va plus loin et, en s’expatriant, elle change d’aspect.
C’est maintenant cette misère blanchâtre, saupoudrée, en quelque sorte, de plâtras, qui s’étale et ne se cache plus.
Nous la voyons campée partout, autour de Paris, construisant avec une hâte prestigieuse ces cahutes provisoires qui semblent être faites exprès pour être démolies et reportées plus loin, quand Paris, sans cesse grandissant, vient les refouler du pied.
C’est moins affreux, c’est peut-être plus laid. La nuit avait sa poésie. Ces masures blêmes et nues n’ont rien.
On dirait qu’elles sont là par tolérance, comme un mendiant sur un seuil; elles n’ont pas osé prendre racine, attendant toujours le balai qui va en nettoyer le sol.
De la chambre habitée par Justin on voyait un terrain nu, couleur de cendre, sur lequel s’alignaient, dans un certain ordre, les immeubles créés par Barbe Mahaleur.
Le mot immeuble est ici tout à fait impropre, car les maisons de ce genre sont comme les champignons qui ne tiennent à rien.
Barbe Mahaleur, spéculatrice intelligente, avait tout uniment affermé à vil prix, pour trois ans, un terrain vague, et s’y faisait quatre ou cinq mille livres de rentes en louant à l’aristocratie des chiffonniers des chambres qui coûtaient cent sous par mois.
Le loyer allait à six francs, quand la chambre était garnie.
La chambre était garnie quand Barbe y mettait un escabeau et une paillasse.
La chambre du père Justin n’était pas garnie. Il n’y avait dedans que le petit tas de paille qu’il avait ramassé brin à brin et le pauvre berceau dont nous avons parlé si souvent: l’autel où, pendant quelques semaines, Lily avait pleuré sa fille.
À part ces deux objets, vous n’auriez rien trouvé chez le père Justin, sinon sa bouteille, sa chandelle et sa bibliothèque qui n’était pas pour peu dans la réputation de science possédée par lui.
Sa bibliothèque consistait en une petite planche clouée à la muraille et supportant une douzaine de livres terriblement souillés, parmi lesquels on pouvait remarquer Les Cinq Codes, deux volumes de Virgile et une très belle édition des œuvres complètes d’Horace qui s’en allait en lambeaux.
Le père Justin dormait tout habillé sur sa paille. Son costume était celui des plus pauvres chiffonniers. Le soleil du matin, pénétrant par une petite fenêtre où plusieurs carreaux manquaient, tombait d’aplomb sur sa figure hâve, couverte d’une barbe épaisse, et encadrée dans des cheveux blancs hérissés.
Rien ne restait du beau jeune homme qui avait été le lion du quartier des Écoles, quelque vingt ans auparavant.
Cette face fatiguée et inerte aurait semblé de pierre, si le sommeil fiévreux n’eût amené un point écarlate au sommet des pommettes.
Le père Justin était étendu comme un mort, sur le dos, les bras allongés le long des flancs. Auprès de lui il y avait une bouteille vide, un bout de chandelle collé au carreau et le volume d’Horace ouvert.
On frappa à sa porte, il ne s’éveilla pas; on frappa plus fort, il demeura immobile.
Alors on entendit des voix sur le carré.
– Est-ce que monsieur Justin serait déjà parti? demanda une de ces voix qui appartenait à une femme.
– Le père Justin ne sort plus guère, fut-il répondu. Il gagne sa goutte à faire par-ci par-là des écritures pour la patronne qui donnerait gros pour l’avoir chez elle, mais le père Justin veut sa liberté.
– Alors pourquoi ne répond-il pas, s’il est là? demanda la voix de femme.
– Le père Justin fait ce qu’il veut, répliqua-t-on encore. Ce n’est pas un homme comme les autres et ceux qui s’y connaissent disent qu’il n’y a pas son pareil dans Paris. La Mahaleur lui a offert un francs cinquante par jour et la goutte pour tenir ses livres comme il faut, mais je t’en souhaite! Il vit de rien; un oiseau n’aurait pas assez du pain qu’il mange, et pour avoir l’air plus saoul que la bourrique du diable, il lui suffit d’un petit verre de n’importe quoi… Ah! ah! j’ai vu le temps où il vous sifflait une demi-bouteille d’absinthe comme une cuillerée de soupe, mais c’est passé.
– Et donne-t-il encore ses consultations?
– Quand ça lui fait plaisir… pas souvent. La plupart du temps il renvoie le monde en disant que ça l’ennuie. Dame, il est si usé, si usé! quoique, des fois, on l’a vu se redresser, ah! mais, haut comme un prince!
La voix de femme conclut:
– Nous avons pourtant bien besoin de ses conseils.
Et on frappa de nouveau.
Comme le père Justin ne bougeait pas plus qu’un Terme, la voix du voisin obligeant s’éleva.
– Holà hé! papa! cria-t-elle à travers la porte, c’est des bourgeois cossus qui viennent pour vous demander comme ça d’où vient le vent.
Toujours le même silence.
C’était seulement la bonne foi publique qui servait de serrure à la porte du père Justin. Le voisin dit à ceux qui attendaient:
– Vous avez l’air de deux personnes respectablement calées, je vas tenter un effort en votre faveur, pensant bien que vous ferez un joli cadeau au brave homme.
Il tira la ficelle du loquet en ajoutant:
– Arrivera ce qui pourra, donnez-vous la peine d’entrer.
Les deux personnes respectablement calées, passèrent le seuil, et il nous est impossible de les peindre mieux que ces deux mots ne le faisaient.
C’était d’abord, et par rang de sexe, Échalot, directeur adjoint du théâtre de mademoiselle Saphir habillé de bleu barbeau des pieds à la tête, sauf la cravate, qui était orange; c’était ensuite madame Canada, directrice en titre du même établissement, avec une robe de soie jaune, un châle tapis, des gants noirs, des bottines à glands et un bonnet habillé, chargé de feuillage.
Un vrai bonnet «pour les soirées du commerce» qu’elle avait acheté dans le passage du Saumon, grotte de la nymphe qui coiffe les comptoirs élégants, mais économes.
Grâce à Dieu on ne se refusait plus rien chez les Canada. Il y avait sept ans que le passage du Saumon cherchait à placer les branchages de ce bonnet.
Nous devons dire qu’Échalot et sa compagne, déguisés ainsi, étaient bien plus effrayants à voir que dans leurs costumes naturels.