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«Ces groupes sont phalanges; ils savent unir des milliers de boucliers pour étendre autour d’eux une solide carapace. Ils vont serrés et bardés de toutes pièces dans la foule désunie et désarmée.

«De telle sorte que – car c’est trop d’abstractions, n’est-ce pas, ma fille, pour un cher et jeune esprit comme le vôtre, et un seul fait prouvera plus auprès de vous que des centaines d’arguments – de telle sorte que, disais-je, la faiblesse de tous faisant la force de quelques-uns, il se trouve que moi, l’ancienne servante du petit traiteur de la rue Saint-Jacques, je dispose d’un pouvoir peu bruyant, c’est vrai; mais si réel et si étendu, que le roi Louis-Philippe sur son trône, resterait fort embarrassé devant les problèmes dont je me joue!

XIV Condamné à mort

La comtesse Marguerite avait prononcé ces dernières paroles d’un ton presque enjoué. Elle était sûre désormais de l’attention d’Irène.

Les beaux yeux de celle-ci trahissaient en effet sa curiosité très vivement excitée.

– Bien entendu, reprit Marguerite, qui souriait, je ne me compare pas au roi. J’ai parlé seulement de problèmes à résoudre; j’aurais pu dire aussi de certains obstacles à soulever, mais trêve de fanfaronnades!

«Ce n’est, au fond, qu’une question de police. Nous avons la nôtre, le roi et moi. Seulement celle du roi est comme le loup blanc: elle a une réputation détestable; on s’en défie.

«La nôtre, – la mienne, – n’a pas de réputation du tout.

«Elle ressemble à tout le monde, et quand on la voit passer dans la rue, personne ne peut dire: «La voilà.»

«Ceci est suprême, en fait de police.

«Aussitôt que je veux avoir le mot d’une énigme, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, je consulte ma police, c’est-à-dire notre œuvre elle-même, comme d’autres consulteraient une somnambule ou une devineresse.

«Seulement somnambules et devineresses mentent souvent et le reste du temps elles se trompent.

«Notre œuvre ne peut pas se tromper; son œuvre dit toujours la vérité.

«Peu de temps après la première entrevue que j’eus avec vous, je mis sur un carré de papier votre nom et votre adresse.

«Ce nom de Carpentier n’est pas rare. Je dois vous dire qu’il rappelait en moi des souvenirs si vagues que je n’y attachais aucune espèce d’importance.

«L’idée ne m’était pas encore venue que vous pouviez être la fille de Vincent.

«J’ignorais encore votre liaison avec Reynier, lequel m’était connu comme peintre. Je lui avais commandé autrefois un tableau.

«Outre le nom et l’adresse, je mis sur mon carré de papier ces autres mentions: «La vie de Mlle Irène Carpentier, sa famille, ses relations, ce qu’il est possible de faire pour elle.» Le tout fut placé en mains sûres et discrètes…

– Et vous eûtes une réponse, madame? interrompit la jeune fille, dont l’accent marquait un reste d’incrédulité.

– J’eus plusieurs réponses.

– Contradictoires peut-être.

– La vérité est une. Elles se complétaient l’une l’autre. À l’heure qu’il est, leur réunion forme un tout.

– Alors, madame, dit Irène, vous devez en savoir sur moi beaucoup plus long que moi-même.

– C’est vraisemblable, répondit la comtesse, et je le crois.

Il y eut un silence. Irène brûlait d’interroger; mais elle n’osait plus.

La comtesse pointa du doigt la lettre de Carpentier qui restait sur le métier auprès du portrait retourné du cavalier Mora.

– À moins, poursuivit-elle, que la dernière lettre de votre père ne vous ait tout dit.

– Sa dernière lettre est comme les autres, murmura la jeune fille.

– À moins encore, continua Marguerite dont la main quitta la lettre pour désigner le portrait, qu’à certaine heure où vous regardiez l’original de cette miniature, Dieu n’ait mis dans vos yeux le don de distinguer la vérité du mensonge.

Les paupières d’Irène se baissèrent. Ce fut encore Marguerite qui reprit la parole la première.

– Un jour, dit-elle, voici déjà bien longtemps, votre bon cœur et les souvenirs de votre enfance prirent le dessus sur les irrésolutions qui vous troublaient, et vous consentîtes à donner votre main à Reynier. Ce jour-là, vous reçûtes deux lettres dont je vais vous rappeler le sens, sinon les expressions exactes.

«La première qui était d’une écriture inconnue disait à peu près ceci: «Vincent Carpentier est mort. Sa tombe est à Stolberg-les-Mines, entre Liège et Aix-La-Chapelle, territoire neutre. Demander le n° 103.»

– Ce n’est pas un à peu près, murmura Irène avec une profonde émotion. C’est la lettre elle-même.

– Tant mieux. Alors, c’est que ma mémoire me sert bien. La seconde lettre…

– Je ne l’ai jamais montrée à personne, madame! s’écria Irène.

– La seconde lettre, poursuivit froidement la comtesse, si ma mémoire est également fidèle, ne contenait que ces mots: «Le cavalier Mora demande une entrevue à mademoiselle Irène pour lui parler de sa sœur Marie-de-Grâce…»

– Il n’y avait pas le cavalier Mora, dit la jeune fille.

– C’est juste, fit Marguerite, ce nom-là n’était pas encore inventé. Il y avait: «Le comte J…»

Irène courba la tête, Marguerite continua:

– Le mariage arrêté ne se fit pas. Vous aviez, du reste, un bon prétexte: vous vouliez auparavant vous agenouiller sur la tombe de votre père. Vous partîtes pour Stolberg…

– Avec Reynier, madame!

– Avec Reynier, et même sans voir le comte Julian.

– Si vous saviez tout ce que j’ai fait pour l’éviter! Sa sœur était ma meilleure amie.

– Sa sœur! répéta Marguerite, dont les yeux prirent une expression étrange.

Irène détourna son regard, comme si un rayon trop vif l’eût blessée.

– En arrivant au charbonnage de Stolberg, vous demandâtes le n° 103. On vous amena un vieillard que ni vous ni Reynier ne reconnûtes. Et comme vous interrogiez ce vieillard sur le lieu où était Vincent Carpentier, il vous montra la galerie sans fin qui déchirait les entrailles de la terre, et il vous dit avec un navrant sourire: «C’est ici que je meurs un peu tous les jours…»

Des larmes coulaient sur les joues d’Irène. Elle balbutia dans un sanglot:

– Mon père! mon pauvre cher père!

– C’était lui, en effet, poursuivit la comtesse Marguerite, c’était votre père, ce vieillard que vous n’aviez pas reconnu. Six mois écoulés pesaient sur sa tête comme le tiers d’un siècle. Il vous embrassa en pleurant, Reynier aussi tendrement que vous, car il vous aime tous deux du même amour. Et vous souvenez-vous du premier mot qui vous fit craindre pour sa raison?

– Oui, répondit Irène à voix basse.

– Il vous dit: «J’ai vu le tableau s’animer, les personnages sont sortis, de la toile. Le fils a encore tué le père…» Vous souvenez-vous de ces paroles?