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«Vous retrouvâtes en lui ces emphases italiennes, cette bizarre poésie que sa sœur avait mise en usage pour subjuguer votre imagination d’enfant.

«Le comte Julian, devenu le cavalier Mora, s’empara de vous par son malheur, par le prestige de sa prétendue naissance, par les épouvantables dangers dont il s’entourait comme d’une fantasmagorie héroïque… Ah! je ne vous accuse pas: je connais leur infernale adresse. Il fut un jour où ils réussirent à me tromper moi-même.

Elle attira Irène chancelante et la pressa contre sa poitrine.

– Vous êtes entre le Mal et le Bien, ma fille, dit-elle avec un véritable élan d’émotion. Il est l’heure de choisir. Sentez les battements de mon cœur. Oui, je fus trompée comme vous, mais, moi, j’ai peut-être à expier dans le passé plus d’une faute.

«Il n’est plus rien au monde pour me rendre un sentiment d’enthousiasme ou de bonheur, rien, sinon la passion du devoir, la joie d’affronter le danger qui expie. Je suis ici un soldat sous les armes. Irène, avez-vous confiance en moi?

– Oui… malgré moi, répondit la jeune fille.

– Nous avons besoin toutes deux que cette confiance soit entière, continua Marguerite, car mon secret doit rester avec moi. Il ne m’est pas permis de vous dire ce que je vais faire chez vous cette nuit.

– Chez moi, répondit Irène; c’est donc vrai! vous exigez que je quitte ma demeure à cette heure avancée?…

– La vie de votre père est à ce prix.

– Au nom de Dieu! madame, s’écria Irène, expliquez-vous. Je ne sais pas vous dire l’angoisse qui me remplit l’âme. Ayez pitié de moi!

– Je fais plus qu’avoir pitié, répliqua Marguerite en la comblant de caresses. Je vous aime comme si vous étiez ma fille. Mais précisément à cause de cela, je veux jouer avec toutes les chances de gain cette partie dont les enjeux sont votre bonheur ou votre malheur.

«J’ajoute, car je ne voudrais pas vous tromper, même dans votre intérêt, qu’il y a en moi un autre mobile, non point personnel, mais qui naît de l’autorité dont le hasard m’a investie, malgré le peu que je suis.

«Je représente ici l’association bienfaisante qui combat la ténébreuse ligue des Habits Noirs. Je suis à mon poste.

– Et il y a danger pour vous à prendre ainsi ma place?

– Assurément oui, mais je suis armée.

Le regard d’Irène interrogea les plis gracieux que formait la robe de Marguerite. Celle-ci eut un sourire involontaire.

– Oh! fit-elle, je ne suis pas armée comme vous pouvez l’entendre. Les pistolets que je pourrais cacher sous la soie de ma jupe seraient une pauvre défense contre les ennemis que je vais affronter. On est armé par une cuirasse aussi bien que par une épée, mais on a la plus forte de toutes les armures quand le juste calcul en a trempé les mailles dans la prudence, unie au courage et au bon droit. Ne craignez rien pour moi. J’ai mes gardes du corps qui veillent.

«Un dernier mot. Votre père est arrivé, ou du moins je le suppose, car je ne l’ai pas encore vu. Peut-être allez-vous le trouver à l’hôtel de Clare. Il y a bien du monde sur pied, cette nuit, ma fille. Les deux armées sont en présence dans Paris, qui va dormir tranquille, ne se doutant de rien.

«Votre père a quitté la mine de Stolberg sur une lettre de vous; vous entendez bien: j’ai dit une lettre de vous. Il s’est mis en route hier, portant tout avec soi, comme le philosophe antique. Tout, c’est le secret. Il n’y a pas deux manières de dévaliser un tel homme: il faut le tuer.

«Les deux armées dont je parlais sont donc debout, pour et contre ce pauvre vieillard, usé avant l’âge, et dont la raison s’est aveuglée comme le regard de ceux qui essayent de fixer le soleil.

«Il a vu le trésor.

«Sans nous – sans moi, il aurait été poignardé dix fois déjà. Ne me remerciez pas, j’ai besoin de lui.

«Et ne craignez pas: je réponds de lui si vous obéissez.

– J’obéirai, madame, murmura Irène. Ordonnez.

Elle passa le revers de sa main sur son front et ce geste disait le trouble plein de lassitude qui accablait sa pensée. La comtesse prit dans sa poche un petit carnet de nacre dont elle déchira une page.

– Vous allez me quitter à l’instant même, dit-elle en traçant quelques mots au crayon. Préparez-vous. Ma voiture m’attend près de la porte cochère, dans la rue des Partants. Vous direz au cocher avant de monter: Je suis mademoiselle Irène, et cela suffira. La voiture vous conduira tout droit chez moi.

Irène avait jeté un châle sur ses épaules et nouait les rubans de son chapeau.

Elle n’hésitait point, mais ses mouvements avaient une lenteur automatique.

On eût dit une de ces somnambules qui agissent en dehors de leur propre intelligence et de leur propre volonté.

Marguerite lui tendit le papier qu’elle venait de plier.

– Ceci pour ma dame de compagnie, dit-elle; car mon mari, M. le comte de Clare, est trop souffrant pour vous recevoir. Reynier ignore ma démarche; vous le verrez ou vous ne le verrez pas, à votre choix. Vous serez chez vous. Il se peut que vous trouviez votre père à l’hôtel; il se peut que je vous le ramène moi-même à mon retour. Dans deux heures il faut que mon cocher soit de nouveau à son poste, rue des Partants; vous aurez la bonté de l’en prévenir. Embrassons-nous encore une fois, chère enfant, et au revoir.

Elle prit Irène dans ses bras, puis elle ouvrit elle-même la porte.

Irène descendit l’escalier sans prononcer une parole.

Il n’y avait personne sur le carré tout noir.

La comtesse Marguerite ne vit point que la porte qui faisait face à celle d’Irène était légèrement entrebâillée, la porte où était cette inscription tracée à la craie:

M. et M me Canada

Marguerite resta un instant penchée sur la rampe.

Elle rentra seulement quand elle n’entendit plus les pas d’Irène sur les marches.

Au moment où elle tournait la clef deux fois, en dedans, la porte des Canada roula sur ses gonds, doucement et sans bruit, mais elle se referma aussitôt, parce que des pas se faisaient entendre dans le corridor sur lequel donnait l’appartement du cavalier Mora.

Il pouvait être alors onze heures et demie du soir.

D’habitude, le château Gaillaud n’attendait pas si tard pour dormir.

Les pas se rapprochèrent. Une silhouette de vieillard, qui semblait parvenu aux dernières limites de l’âge, traversa la nuit du carré et se dessina un instant sur la fenêtre vaguement éclairée par les lueurs de la lune, que tamisait les nuages.

Le vieillard descendit l’escalier.

De l’autre côté de la porte fermée à double tour, dans la chambre d’Irène, la comtesse Marguerite était seule.

Il n’y avait plus aucune émotion apparente sur la pâleur de ce beau visage. Elle fit rouler le guéridon sur lequel était la lampe de façon à la placer juste vis-à-vis de la croisée. Elle enleva l’abat-jour et ouvrit la croisée.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis une ombre humaine se montra à cheval sur le faîte du mur qui séparait la cour du chemin des Poiriers.

– Allez! dit Marguerite à voix basse. Il fait jour.