Выбрать главу

Irène écoutait sans l’interrompre. L’allumette frottée jeta une lueur.

– Ce ne peut être lui puisqu’il est mort, reprit Vincent Carpentier. Tu es bien sûre qu’il est mort, n’est-ce pas?

– Qui donc, père? demanda Irène dont la main tremblait en approchant l’allumette de la bougie. Vous avez prononcé le nom de Reynier. Dieu soit loué, Reynier est vivant.

La mèche prit feu, éclairant à la fois la chambre et les deux personnages de cette scène. La chambre était celle d’un homme, il n’y avait pas à s’y méprendre. D’ailleurs, des vêtements d’homme étaient jetés çà et là sur les meubles. Vincent dit:

– Comme tu es pâle! viens m’embrasser. Certes, certes, Reynier est vivant. Ce n’est pas de lui que je parlais. Je perds un peu la mémoire. Voici les habits de ton mari, et je ne me souviens plus d’avoir eu l’annonce de votre mariage.

La bougie, après avoir lancé sa première lueur, abaissait sa flamme jusqu’au ras de la cire et n’éclairait plus.

Irène avait eu le temps de voir les traits hâves et ravagés de Vincent, dont les cheveux tout blancs révoltaient leur désordre sur son crâne plombé par la fièvre.

Il avait vieilli de dix autres années dans les quelques mois écoulés depuis la visite d’Irène et de Reynier aux mines de Stolberg.

Parmi les tons gris et sinistres qui marquaient son visage et sous les deux touffes hérissées de ses sourcils, ses yeux agrandis brûlaient la folie.

Irène lui tendit son front. La flamme attaquait la cire, décidant le combat entre les ténèbres et la clarté.

– De qui parliez-vous donc, mon père, demanda Irène, en disant:

«Il est mort.»

– Du démon, répondit Vincent, qui frissonna sous ses vêtements grossiers.

Car son costume ajoutait encore au changement terrible qui s’était opéré en sa personne. Aucun art de comédien n’aurait pu le déguiser ni le grimer comme avait fait le travail de son angoisse, aidé par sa livrée de misère.

Il portait les habits d’un paysan de la Prusse rhénane, d’un très pauvre paysan. Le drap de sa veste était usé, le cuir de ses souliers déchiré. Il avait une petite valise de toile sous le bras.

Il reprit en caressant d’une main tremblotante les blonds cheveux d’Irène:

– Ce n’est pas tout qu’il soit mort, je sais cela… Les autres restent; toute une meute d’assassins! Mais ils n’ont pas le secret. Ils ne se doutent pas que sur le derrière de l’hôtel, du côté du jardin – juste à l’endroit où j’avais piqué le point rouge sur mon plan, il n’y a entre l’air libre et la cachette que l’épaisseur d’une pierre diminuée de moitié. J’ai apporté mon pic avec moi, je l’ai caché en bas, derrière les planches, mon pic de mineur. Va! j’aurai la force. Je connais l’endroit où il faut frapper pour crever le mur en trois coups…

«Ne le dis pas! interrompit-il en baissant la voix; ne le dis à personne, pas même à Reynier! Te souviens-tu du tableau? Le souterrain où était le trésor, le vieillard et le jeune homme? Bien des fois mes regards sont allés du visage de Reynier au visage du parricide. Et un jour, Reynier me dit lui-même: «N’est-ce pas que je lui ressemble?…» Silence, ma fillette, il ne faut pas éveiller le destin qui dort!

Irène écoutait. Elle en savait assez pour entrevoir le sens caché sous ces paroles énigmatiques, mais elle ne les rapportait pas aux choses qui emplissaient et fatiguaient le cerveau malade de son père. Pour elle, il ne s’agissait pas d’un tableau, mais d’un homme: de l’homme qui occupait incessamment sa pensée; il s’agissait du cavalier Mora.

– C’est vrai qu’ils se ressemblent, murmura-t-elle. Vincent Carpentier la regarda fixement.

– Tu es l’héritière, lui dit-il, par ton mari. Il est le dernier, le petit-fils Coyatier m’a tout dit. Il sait de bizarres histoires, mais il ne sait pas où est le trésor. Nous étions deux pour savoir où est le trésor, lui – et moi. Il est mort, je suis seul.

Irène ouvrait la bouche pour dire: «Je n’ai pas de mari», et mettre fin à l’erreur où était son père. Il lui imposa silence d’un geste plein de muette emphase et reprit:

– La volonté de Dieu est que le trésor soit à moi. Sans cela pourquoi tant de miracles? J’aurais dû mourir dix fois. Le trésor a tué tous les autres. Coyatier les connaît tous par leur nom, ceux qui tuèrent et ceux qui furent tués. Le dernier tomba sous mes yeux, frappé par un parricide – toujours, toujours. Il avait tué son père, le vieillard du tableau, il avait tué son fils et son petit-fils, le beau marquis Coriolan, la nuit même où Reynier demanda l’hospitalité à la maison maudite, auprès de Sartène. Reynier ne savait pas qu’il était là, chez lui, et que ce marquis Coriolan, le beau jeune homme assassiné, était le frère aîné de son père…

«Tais-toi! fit-il en s’interrompant, ne dis pas non. Veux-tu savoir mieux que moi? Il y a deux héritages: le poignard et le trésor. Aucun des héritiers n’est mort dans son lit – jamais.

«Tout cet or qui est fait avec du sang tue fatalement et ne cessera jamais de tuer.

«Je l’ai vu, le trésor: il n’y a rien de pareil au monde. C’est le ciel et c’est l’enfer.

«Cela vous attire comme une force de géant, cela vous enivre comme une liqueur embrasée.

«J’ai aimé, ce n’est rien; j’ai pleuré celle qui était la moitié de mon cœur, je te dis que ce n’est rien, rien! auprès de cette volupté poignante comme une torture, auprès de ce martyre tout imprégné de délices!

«Les cordes entraient dans ma chair, l’agonie m’étranglait, la mort avait son genou sur ma poitrine, je ne souffrais pas de cela, je ne songeais ni à toi, enfant chérie, ni à moi-même: l’or me fascinait, je buvais le feu des diamants, le lait prestigieux des perles…

«Et, sais-tu, ce n’est rien encore, rien, rien! Les perles, l’or, les diamants, misère! L’homme a bâti la tour de Babel malgré Dieu. Ce n’était qu’un monstrueux tas de pierres. Ce qui va jusqu’au ciel, c’est un chiffon qu’on peut cacher dans le creux de sa main. Le pays des juifs et des ducs, l’Angleterre a inventé ce monstre: le papier-million. J’ai vu des monceaux de ces billets de banque dont un seul remplirait un coffre d’or si on en faisait la monnaie. J’ai vu le rêve impossible réalisé, exagéré, multiplié par lui-même. J’ai essayé de compter, et je suis devenu fou!»

Il s’arrêta pour essuyer la sueur qui inondait son visage.

Irène était redevenue froide.

– Mon père, dit-elle, cherchant à calmer ce transport, parlez-moi de vous, je vous en prie.

– Et que fais-je donc? s’écria Vincent. C’est moi qui suis le trésor! J’ai mon pic. Je connais l’endroit précis. Je le vois; j’irais là les yeux bandés. Je poignarderai le mur, l’or coulera… coulera…

– Mon père, mon père! interrompit la jeune fille, alors parlons de moi qui suis bien malheureuse et qui ai si grand besoin de vos conseils.

– Est-ce que Reynier ne serait pas bon avec toi, par hasard? demanda Vincent, qui fronça le sourcil.

– Il y a bien longtemps que je n’ai vu Reynier, mon père. Vous sauriez déjà cela, si vous m’aviez donné le temps de parler, car je veux dire la vérité tout entière: je ne suis pas mariée, comment aurais-je pu me marier sans votre bénédiction?