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– Comment s’appelle ta comtesse? demanda Vincent qui avait maintenant la voix nette et ferme.

– Mme Marguerite de Clare, répondit Irène.

Au-dehors une voix dit:

– Il y a quelqu’un à la fenêtre de l’Italien. J’en suis sûr.

Vincent avait saisi la main de sa fille.

– Je m’en doutais, dit-il d’un accent résolu. Nous sommes entourés par les Habits Noirs, connais-tu quelqu’un dans la maison à qui tu puisses demander refuge?

Irène secoua la tête.

– Je vis seule, répliqua-t-elle. Je ne parle jamais à personne… Alors, mon père, il faut se défier de Mme la comtesse de Clare comme du cavalier Mora?

– Il faut se défier d’elle davantage.

– C’est sa mortelle ennemie, pourtant. Mon père, mon pauvre père, si vous saviez dans quelle horrible confusion ma pensée se noie! Je sens que nous sommes au bord d’un abîme, mais je ne comprends rien, rien! Je souffre le martyre.

Vincent dit froidement:

– C’est comme cela quand on devient fou. J’ai passé par là. Mais je ne suis plus fou. Je vois clair. Ils sont là, d’un côté, les Compagnons du Trésor qui cherchent et qui chercheront toujours, de l’autre, le démon qui s’est réfugié jusque dans la mort, pour n’être pas assassiné. Seul contre mille le démon sera le plus fort.

– Voyez, fit Irène, voilà des hommes qui escaladent le mur du cimetière.

Vincent regarda et murmura:

– Qu’ont-ils trouvé dans le cercueil?

– Ils seront ici dans quelques minutes, père.

– Et Mme la comtesse de Clare va être bien contente de revoir un vieil ami tel que moi, dit Vincent Carpentier, dont la tranquillité ne se démentait pas. Je l’ai connue quand on l’appelait Marguerite de Bourgogne au Quartier latin. Elle a tué plus d’un Buridan, celle-là! Je vois clair, oh! je vois clair! Ils étaient tous autour de toi, non point pour toi, mais pour moi. Je suis le SECRET. Ils voulaient s’emparer de moi: l’un pour enfouir le secret à cent pieds sous terre, les autres pour savoir le secret.

Il se frotta les mains tout doucement et reprit:

– Il n’y a que moi de menacé. Qu’est-ce qu’ils feraient de toi?

– Je ne vous quitterai pas!…, voulut s’écrier Irène.

– Ta, ta, ta, ta! fit Vincent, des grands mots. J’ai mon ouvrage, tu me gênerais… Ah! ah! le démon! comme il les a joués sous jambe! Moi, il ne me jouera pas.

Il ralluma la bougie lui-même, disant:

– Je veux écrire au procureur du roi pour les dénoncer! Je ferai la liste! Je les connais tous par leurs noms!

À la lueur qui se fit, Irène vit que les yeux de son père s’égaraient de nouveau. Elle fut prise d’un découragement profond, et l’idée lui vint de crier au feu pour mettre la maison sur pied.

On n’entendait plus, on ne voyait plus rien du côté du cimetière. Vincent continuait du ton le plus tranquille:

– Lui? Pourquoi m’occuperais-je de lui? Reynier le tuera: c’est le sort. Comment? Dieu seul le sait.

Irène joignit les mains et s’écria:

– Reynier! j’avais oublié Reynier! Il est à l’hôtel de cette femme. Il nous défendrait, il te sauverait, père, j’en suis sûre!

Autour du fou, tout prend couleur de folie: Irène se précipita vers la porte comme si l’hôtel de Clare eût été là à quelques pas. Vincent l’arrêta.

– Je ne veux pas de Reynier, prononça-t-il avec autorité. Il viendra bien malgré nous, puisque c’est la destinée. Parlons raison. Je vois clair. J’ai mon ouvrage. Il faut que je me débarrasse de toi. Veux-tu aller m’attendre dans une église?

– À cette heure, mon père!

– C’est vrai, elles sont fermées. Les cafés aussi. Y a-t-il un poste, ici près? Mais tu n’aimerais pas être avec les soldats… Qu’avais-je donc encore à te demander? une dernière chose, et je l’ai perdue… Ah! j’y suis! La mère Marie-de-Grâce, où est-elle? le sais-tu?

– À son couvent, répondit Irène qui prêtait déjà l’oreille dans la direction du corridor.

À chaque instant elle croyait entendre des bruits de pas.

– Où est son couvent? demanda encore Vincent: Loin d’ici?

– Rue Thérèse.

Ce nom frappa Carpentier qui dit:

– Rue Thérèse! un couvent! Il n’y en avait pas de mon temps.

– On en a fait un dans l’ancienne maison du colonel.

Vincent frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria en un véritable mouvement d’allégresse:

– À la bonne heure! je vois clair! Rien n’a changé. La même âme est toujours dans le même corps. Partons. Tu iras où tu voudras, fillette, je n’ai pas peur pour toi. S’il le fallait, ils te défendraient au prix de leur vie! À leurs yeux, tu vaux des centaines de millions. D’ailleurs, j’ai mon ouvrage. C’est peut-être la dernière nuit.

Il écarta brusquement sa fille, mit le pistolet à la main et poussa la porte en ajoutant:

– Je te défends de me suivre. C’est près de moi qu’il y a du danger. Moi, on me tue!

Il disparut dans le corridor. Irène restait frappée de stupeur. L’épouvante qui lui serrait la poitrine ne se rapportait pas à elle-même. D’instinct, et sans se rendre compte du travail de sa pensée, elle calculait le temps qu’il fallait pour descendre le chemin des Poiriers, tourner le boulevard et remonter la rue des Partants.

Les gens du cimetière devaient être en bas déjà pour barrer le passage à son père.

On ne peut dire qu’elle réfléchissait, car tout en elle était désordre et détresse, mais dans le chaos de son intelligence un nom se faisait jour: Reynier.

Elle appelait Reynier de tout l’élan de son cœur. Cette nuit, un bandeau était tombé de ses yeux.

Ce voile, qui venait de se déchirer pour elle, lui semblait déjà lointain et comme invraisemblable. Elle n’y voulait plus croire.

Il y avait un siècle entre elle et le pâle fascinateur qui avait troublé sa raison d’enfant. Parce qu’elle ne croyait plus, elle n’avait jamais cru. Elle se sentait écrasée de remords.

Elle haïssait, elle aimait avec toute la puissance de sa nature.

Et un étrange mirage lui montrait à la fois les objets de son amour et de sa haine, Reynier et le comte Julian: deux jumeaux par la ressemblance, par l’âge: un fils et un père…

Nous avons dit à l’histoire, non pas d’une minute, mais de quelques secondes.

Toutes ces choses passèrent dans l’esprit d’Irène avec une rapidité foudroyante.

Et il ne resta qu’un nom: Reynier! Reynier!

Le premier souvenir de son enfance, celui dont son père disait: il aime comme une mère!

Le cher sourire qu’elle revoyait penché sur son berceau, le bel ami qui la portait dans ses bras toute petite en lui parlant déjà comme à une femme: si doux, si bon, si fier, si brave! Reynier! Reynier! Le frère et le fiancé! tout son cœur d’autrefois!

Y a-t-il des poisons pour le cœur, et peut-on verser à l’âme comme au corps le décevant sommeil de l’opium!