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«Au moment du retour, tout mon cœur s’élançait vers toi. Tu étais, tu es, tu seras ma vie tout entière. Mais je me disais: ai-je le droit d’aimer?

«Et quand je trouvai ta sereine amitié d’enfant au lieu de la tendresse que j’avais rêvée, je n’osai me plaindre.

«Moi-même, je fus froid, je me cachais pour souffrir. Comment exprimer cela? Je ne croyais pas pourtant. Ma raison regimbait contre mon instinct. Mais mon instinct était le plus fort. Il me montrait ma destinée. Je faisais bien plus que croire: Je sentais. J’étais sûr.

«Le voyage que nous fîmes auprès de notre père Vincent aux mines de Stolberg m’apprit plusieurs choses. Il y avait dans le tableau, outre la victime et l’assassin, un troisième personnage: le trésor.

«Le trésor apparaissait. Je vis le trésor à travers la folie de Vincent Carpentier.

«Et je ne m’étonnai point lorsque, au retour, tu reculas l’époque de notre mariage. J’avais croisé le cavalier Mora dans l’escalier. Je ne l’avais jamais vu jusqu’alors, mais je le reconnus.

«Ma destinée gagnait du terrain sur moi. Nous étions réunis, les trois personnages du drame. Lui, Moi, le Trésor.

«Il avait besoin de toi contre moi qui étais la menace du destin, et contre Vincent qui était le trésor.

«Je ne m’éloignais pas. Je restais près de toi. Pourquoi dire ce que je souffrais? Et comment? Je veillais inutilement; puisque je ne pouvais pas frapper l’ennemi qui était mon père, mais enfin je veillais.

«On essaya de m’assassiner. Pour d’autres, c’eût été une raison de douter. Pour moi, c’était une preuve irrécusable. Je savais la loi de famille: le coup de couteau était la première caresse de mon père!

«Croyais-je, cependant? J’aimais mieux m’accuser de démence. Il a fallu pour écraser mes doutes la parole de ma mère.

«Ce fut six semaines environ après mon entrée dans la maison du Dr Samuel, où j’avais été transporté mourant. Mes blessures étaient déjà presque guéries. J’aurais pu rester là un siècle sans me douter de rien, car le savant et grave médecin dont les soins me rendaient à la vie m’inspirait un respect véritable.

«Une seule chose aurait pu faire naître en moi la défiance. J’avais entrevu par ma croisée dans la cour des malades traités gratuitement une figure qui me rappelait des souvenirs sinistres. On n’oublie jamais les gens comme Coyatier dit le marchef.

«J’aurais juré que c’était lui.

«Le jour même où j’eus permission de faire, pour la première fois, un tour dans le jardin, cet homme s’approcha du banc que j’occupais et me dit:

«- Salut, monsieur Reynier, Vous avez là un nom du Tyrol, que les Autrichiens ont porté à Venise. Je sais que vous êtes allé à Sartène une fois; je voudrais savoir si vous avez été jusqu’à Trieste.

«- Je suis allé à Sartène deux fois, répondis-je, car j’ai souhaité longtemps et ardemment une explication que vous pourriez me donner.

«- Ah! ah! fit-il, vous me remettez? Moi, je vous avais un peu oublié depuis le temps. Il y a une bonne femme qui est en train d’avaler sa langue et qui abandonna autrefois un petit enfant dans l’Italie autrichienne. Elle voudrait vous voir avant de mourir.

«J’avais la bouche ouverte pour demander qui était cette femme. Coyatier me devina et répondit:

«- Votre maman, parbleu! C’était une jolie fille, Bamboche, votre vieille hôtesse de Sartène l’a bien connue. On l’appelait la femme du diable. Mauvais état. Si vous voulez des explications, c’est votre mère qui vous les donnera.

«Je demandai où elle était.

«- Ici même, répliqua le marchef. On vous laissera la voir. Elle est protégée par Mme la comtesse de Clare, une des patronnesses de l’établissement. Vous avez pu juger qu’on court des dangers en Seine aussi bien que dans la mer de Corse. La comédie noire où vous avez joué un rôle malgré vous est commencée depuis plus de cent ans. Elle n’y va pas par quatre chemins, cette comédie. À chaque scène on s’y tue auprès d’un tas d’or qui boit le sang. Voulez-vous venir voir votre mère?

«Quelques minutes après, j’étais dans la salle commune de l’hospice, car la maison du Dr Samuel contient un hospice gratuit. Le marchef, avant de me quitter m’avait fait asseoir auprès d’un lit où reposait une pauvre créature qui semblait déjà presque inanimée.

«Elle ouvrit ses yeux, creusés par l’agonie et fit effort pour me tendre la main.

«Reynier, mon fils, me dit-elle, le mal peut produire le bien. C’est lui qui a écrit pour moi ton nom sur ton visage en essayant de te poignarder. Je vais mourir contente puisque j’aurai pu te montrer au doigt le danger.

«… Irène, je ne répéterai pas devant toi l’histoire de ma mère. Ce fut un récit bien court et coupé par les spasmes qui précèdent l’agonie. Ce fut un récit terrible.

«Lui, l’homme qu’elle désignait ainsi comme s’il eût été seul au monde, était le comte Juliano Bozzo, frère cadet de ce marquis Coriolan Bozzo dont l’assassinat eut lieu en Corse presque sous mes yeux.

«Ma mère n’était pas Zingara de naissance, mais elle suivait une troupe de Zingari qui allaient errant dans la Lombardie. On l’avait volée, – ou recueillie tout enfant, et on lui avait donné un nom: Zorah, qui était gravé sur la petite croix d’argent qu’elle eut au cou pour vivre et pour mourir. Quand elle eut quitté ses premiers maîtres on continua de l’appeler Zorah la Gitanette.

«Elle était belle; peut-être aurait-elle été bonne, le malheur n’avait laissé en elle qu’un sentiment: la vengeance. Elle avait tant aimé qu’elle haïssait mortellement.

«Une nuit, dans la campagne de Milan, non loin du campement de ses frères, ma mère qui était alors une toute jeune fille, presque une enfant, fut témoin d’un combat à outrance. Elle s’était arrêtée sans voix derrière un buisson en entendant le cliquetis du fer. Un des deux champions tomba. Son adversaire se précipita sur lui et le bourra de coups d’épées furieux avant de s’enfuir.

«C’étaient deux frères: – deux Bozzo.

«Ils ont la vie dure. Julian ne perdit pas tout son sang par les trente plaies qui lui perçaient le corps, et qu’il devait à l’affection fraternelle du marquis Coriolan, son aîné. Il faut sauvé par les soins de la Gitanette.

«Quand je vins au monde, Julian l’avait déjà abandonnée.

«Il revint pourtant, car mon berceau fut volé quelques semaines après ma naissance. On le retrouva au fond d’un ravin où je reposais sur une motte d’herbe, entre deux rochers dont le choc aurait dû me broyer.

«Moi aussi, j’ai la vie dure.

«Dans l’espace de trois ans, ma mère fut obligée de me défendre cent fois. Un soir, à Vérone, je reçus un coup de stylet dans ses bras.

«Ce fut alors que, désespérant de me protéger contre cette haine patiente dont elle connaissait d’ailleurs le motif, car Julian, pour la séduire, lui avait confié le secret de ses espérances, ce fut alors qu’elle résolut de me séparer d’elle.

«Je m’appelais Juliano comme mon père. Quand j’eus cinq ans, elle me mit au cou un billet, portant le nom de Reynier, et elle m’abandonna, endormi, sur les marches du couvent de Saint-François, à Trévise.