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«Tu sais le reste, et comment la sainte qui est maintenant au ciel, Mme Carpentier, ta mère, me recueillit petit vagabond sauvage, pour faire de moi le plus heureux des enfants.

«Mon obscurité me cachait aux autres et à moi-même. Au moment où elle se sépara de moi à Trévise, il y avait déjà du temps que ma mère m’appelait Reynier. J’avais oublié l’autre nom.

«Mais je portais sans doute la marque de ma destinée. Quelqu’un m’avait reconnu avant que je n’eusse miré moi-même mon visage dans ce tableau de la galerie Biffi dont la vue anéantit tout d’un coup mon insouciance d’adolescent.

«Un couteau catalan m’avait frappé par-derrière, à Rome, un soir que je cherchais un modèle de bandit derrière le Ghetto, et lors de mon premier duel, l’égratignure que j’avais reçue s’enflamma sans cause apparente, comme si j’eusse été touché par une arme empoisonnée.

«Elles furent confuses, bien décousues surtout, les révélations de ma mère. Quand je la quittai, elle me dit: J’achèverai demain.

«Mais le lendemain, on avait jeté son drap sur son visage. Elle était morte.

Reynier se tut, Irène avait appuyé sa belle tête pâle sur son épaule et le regardait en silence. Il y avait sur les traits de la jeune fille une inexprimable tristesse.

Reynier attendait une parole.

– Irène, murmura-t-il après un silence, pourrez-vous encore m’aimer?

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou. Leurs yeux se mouillèrent comme si c’eût été des mêmes larmes.

– Reynier, mon Reynier, dit Irène, je voudrais te donner plus que ma vie. Je souffre à t’entendre; mais que de bonheur dans cette tristesse! Parle encore de ce qui te touche, je veux tout savoir. J’aime et je hais: je suis comme ta pauvre mère.

– Tu hais! répéta le jeune peintre avec une joie où il y avait de la terreur. N’oublie jamais que la vengeance est impossible.

Elle baissa les yeux pour cacher la flamme sombre qui s’allumait dans sa prunelle.

– Il me semble, reprit Reynier, que j’écoute encore ce murmure entrecoupé qui tombait des lèvres de ma mère. Elle m’avait dit, admirant comme toutes les mères la jeunesse robuste de son fils: «Tu es le plus fort, tue-le.»

Irène frissonna.

– Mais elle ajouta, poursuivit Reynier: «Enfant, mon premier regard t’a jugé, tu ne frapperas pas. Dans la bête féroce, tu vois ton père. Prends la fuite, alors, car il n’y a qu’une alternative dans la loi fatale qui mène ta race: tuer ou être tué. Va au bout du monde, cache-toi comme si tu avais commis un crime.

– Elle avait raison, interrompit Irène à voix basse, il faut fuir. Partout où tu voudras aller, je suis prête à te suivre.

Reynier pressa les mains de la jeune fille contre son cœur, mais il ne répondit pas.

Elle l’interrogea d’un regard anxieux, puis elle murmura d’une voix lente et pleine d’effort:

– Ta mère a dit encore autre chose, mon Reynier. Moi aussi, il me semble que j’écoute cette voix de l’agonie. Ta mère a dit: Cette jeune fille serait ta perte. Elle t’a trahi, oublie-la.

Le jeune peintre voulut nier, Irène continua avec énergie:

– Elle avait raison. Je te dis que je l’entends. Elle a ajouté: Cette jeune fille attirait l’ennemi sur tes traces. Elle est ton danger, elle est ton malheur et ta perte. Elle a un père que la mortelle maladie a touché. Nul ne peut le sauver, celui-là, ni le guérir: Il a vu le trésor!

À son tour Reynier tressaillit, balbutiant malgré lui.

– C’est vrai, elle a dit cela.

– Elle avait raison! elle avait raison! s’écria Irène triomphante, mais navrée. Il faut lui obéir. Nous sommes le malheur, mon père et moi, nous sommes le danger; il faut nous abandonner tous les deux.

Elle parlait du fond du cœur, et sa voix suppliait. Reynier la contemplait en extase. Au plus lointain de l’absence et dans ses rêves d’amour, il ne l’avait jamais si passionnément adorée.

– Que Dieu ait l’âme de ma mère, prononça-t-il lentement, après un silence. Ce sont là des souvenirs d’un instant. J’ai d’autres souvenirs, qui sont ceux de toute la vie. J’ai une autre mère, dont je reçus aussi la dernière parole avec le dernier soupir. Celle-là me dit, en me montrant une enfant chérie qui dormait, vaincue par les larmes, au pied du lit d’agonie: «Reynier, tu vas devenir un homme. Mon pauvre Vincent a été bon pour toi; rends-lui l’affection qu’il t’a prêtée. Le chagrin conseille mal, parfois: Vincent va rester seul avec son chagrin. Peut-être aura-t-il besoin de toi. Promets-moi de ne jamais l’abandonner.»

«Je promis.

«Et celle qui avait été la providence de ma jeunesse continua, souriant au milieu de son martyre: «Reynier, moi aussi, j’ai fait de mon mieux avec toi. Tu as souvenir de ma tendresse, aime ma fille, protège-la. Tu l’aimes déjà comme un frère; aime-la mieux encore, aime-la comme une mère. Remplace-moi, puisque je m’en vais. Si tu me promets cela, je mourrai contente.»

«J’appuyai sa belle main pâle et froide contre mon cœur, et je promis.

– Alors, fit Irène qui écoutait les yeux baissés, c’est un devoir que vous accomplissez en m’aimant?

– C’est une dette sacrée que je paye… commença Reynier. Mais il n’acheva pas, et s’interrompant dans un élan d’irrésistible passion, il s’écria:

– Je mens! j’essaye de te tromper en me trompant moi-même. Le souvenir de ta mère est ma religion, c’est vrai; mais y aurait-il une religion, contre mon amour? Tu ne sais pas ce que j’ai souffert par toi, tu ne sais pas jusqu’à quel point mon âme est en toi. Ici-bas, pour moi, il n’y a que toi. C’était pour toi que je fuyais cet homme, car il me semblait que le parricide serait entre toi et moi une infranchissable barrière. Mais penses-tu que j’aie été un jour, une heure sans porter ta pensée au plus profond de mon cœur? Cette femme, la comtesse Marguerite, m’avait pris par toi. Elle me parlait de toi. Et pendant qu’elle me croyait dans ma retraite, la nuit je m’échappais, à l’insu de tous. J’étais là, sous ta fenêtre, rôdant, veillant. Et, Dieu soit loué, ma folie était sagesse, puisque c’est ainsi que j’ai pu découvrir le danger qui te menace aujourd’hui! Le premier, comme une sentinelle à son poste, j’ai entendu la marche de l’ennemi. Le cri d’alarme a été jeté par moi. Irène, Irène chérie, quand ma pensée t’est enfin venue dans la détresse, quand tu as prononcé mon nom, j’ai pu répondre: Me voici!

Il l’enleva dans ses bras, tremblante, mais heureuse, et pendant qu’elle balbutiait des actions de grâces, il continua, fermant sa bouche avec des baisers:

– Je t’aime! je t’aime! Dans notre infortune, j’ai encore mon bonheur, le plus grand de tous, qui est de sentir mon amour d’accord avec mon devoir, car je t’aimerai, contre mon devoir. Tu es à moi, tu me l’as dit. Qu’importe tout le reste? Ton père est le mien. Le danger! Mais je l’ai appelé comme on implore le salut! Il est venu, je le bénis, car il refait de nous une famille. Ne nous séparons plus jamais, jamais. Nous serons sauvés ensemble ou ensemble nous succomberons!

Les lèvres d’Irène touchèrent les siennes. Elle murmura:

– Reynier! mon bien-aimé Reynier!

Et ils restèrent enlacés dans une muette étreinte.

Au milieu du silence profond qui les entourait, deux bruits se firent à la fois si faibles tous les deux que d’abord ils n’y prêtèrent pas attention.