– Cela vaut un commissaire en écharpe! dit Piquepuce joyeusement.
Et il frappa trois coups bien distincts, en ajoutant:
– Un enfant volé par les baladins! Ils l’ont désarticulé, ils l’ont désossé. On ne lui donne à manger que des sabres.
– Et le malheureux père, enchérit le jeune M. Cocotte, serrurier d’art, les a vus jongler avec son petit, derrière les fortifications. Qu’il ne l’aurait jamais reconnu sans un signe particulier que l’innocent porte sous l’oreille gauche.
– Au mollet, rectifia Similor; un rognon brochette. Sa farceuse de défunte mère était sur sa bouche.
Il y eut un éclat de rire. À l’intérieur de la chambre on ne bougeait pas. Similor, grisé par son succès, éleva la voix et dit avec emphase:
– Ouvrez, au nom de la loi qu’est ici d’accord avec la nature!
– Imbécile! gronda Piquepuce.
Il ne fut fait aucune réponse à l’intérieur. Reynier soutenait Irène dans ses bras. Il avait dit:
– Quoi qu’il arrive, je défendrai notre père.
On frappa pour la seconde fois, et Piquepuce dit à haute voix:
– L’homme et la femme Canada sont invités à ouvrir de bonne volonté, par suite des droits d’un père qui vient redemander son petit, dont il n’est pas satisfait de l’éducation qu’on lui donne.
– À la bonne heure! fit Cocotte, c’est du français, ça!
Point de réponse encore. Piquepuce reprit au bout d’un instant:
– Ça ne vous sert de rien de faire la sourde oreille. On sait que vous êtes là et on n’agit pas à l’étourdie. Le père veut l’enfant. Si vous le rendez il ne vous sera pas fait de mal.
– Toujours le silence.
– Sont-ils entêtés! dirent les voix du carré.
Piquepuce reprit:
– Une fois, deux fois, trois fois. Vous mettez tous les torts de votre côté. On n’est pas embarrassé d’entrer malgré vous, mes vieux. On a apporté son serrurier. Amène ton passe-partout, Cocotte!
Un bruit de fer se fit aussitôt dans la serrure.
Alors seulement la voix de Reynier s’éleva, grave et contenue.
– L’homme et la femme Canada sont absents, dit-il. Revenez au jour si vous avez affaire à eux. Je garde la maison, je refuse de vous ouvrir. Si vous entrez, que ce soit à vos risques et périls!
Le bruit ne cessa pas tout à fait dans la serrure, mais il sembla mollir. Évidemment, on hésitait sur le carré.
– Ça sent l’homme armé jusqu’aux dents! grommela Cocotte.
– Est-ce qu’il est solide? demanda Piquepuce. C’est bien le peintre?
– Quant à ça, oui, répondit Similor. Il est solide et c’est le peintre. J’ai reconnu son organe.
L’outil de Cocotte ne travaillait presque plus. Une voix risqua cette question:
– Qui est-ce qui va entrer le premier?
– Curieux! fit Piquepuce.
Il se retourna comme pour interroger du regard le carré, qui était plus noir qu’un four.
– Petit-Blanc est-il là? demanda-t-il.
Depuis que la voix de Reynier s’était fait entendre, on parlait si bas sur le palier que les mots prononcés ne passaient plus la porte. Les deux jeunes gens avaient beau prêter l’oreille, c’est à peine s’ils saisissaient un mot de temps en temps.
Au nom de Petit-Blanc une grosse voix enrouée répondit: Présent!
– As-tu ton saute-en-barque? demanda encore Piquepuce. Avance qu’on te voie.
Les rangs s’écartèrent et un énorme drôle à tête laineuse, vêtu d’une vieille redingote à la propriétaire qui tombait jusqu’à ses talons se présenta. Malgré l’obscurité, on pouvait bien voir que c’était un nègre.
Piquepuce échangea avec lui quelques paroles rapides et lui mit une paire de louis dans la main. Le nègre dépouilla aussitôt sa longue redingote qu’il repassa à revers, de façon à ce que le dos du vêtement lui couvrit la poitrine.
– Habit bas! ordonna Piquepuce, et qu’on le plastronne! Il va risquer le truc de Fours comme un joli garçon.
Entre la redingote du nègre et son estomac, trois ou quatre vestes et jaquettes furent bourrées et il apparut bientôt dans l’ombre, large comme un colosse.
– Vous autres, aux jambes! commanda encore Piquepuce. Préparez vos ficelles. J’ai la mienne et je mettrai la main à la pâte. Donne le tour, Cocotte, et attention à la manœuvre! Quand même le peintre aurait du canon, je réponds de tout. Y est-on? Adieu, va! Montrez-lui l’ours!
Cocotte «donna le tour» et le pêne sauta hors de la gâche.
Au moment où la porte fut ouverte, Reynier était debout, à trois pas du seuil, un pistolet dans chaque main. Son intention formelle était de faire feu, non pas seulement pour se défendre, mais encore pour mettre le voisinage sur pied tout d’un temps et amener du secours.
Que ce moyen fût bon ou mauvais, c’était le seuclass="underline" Reynier n’avait pas le choix.
Et pourtant, ses deux pistolets restèrent muets, parce que son premier regard chercha en vain l’ennemi qu’il devait ajuster.
Quelque chose de bizarre et de grotesque à la fois se présentait à lui. Cela rappelait la terrible naïveté des ruses de guerre antiques, et il n’y avait qu’un homme affolé par l’épouvante qui pût s’attaquer à l’énorme mannequin qui encombra d’abord le seuil.
Or, Reynier était l’intrépidité même. Il attendit.
Le mannequin se montrait de dos et marchait à reculons.
Ses bras disparaissaient, croisés qu’ils étaient sur son ventre qu’on ne voyait pas, ses cheveux longs, mais crépus, tombaient jusqu’au collet de sa redingote, découvrant seulement une ligne noire, qui devait être la nuque. De la nuque aux pieds, la redingote descendait droit et ses pans balayaient le carreau.
Ce colosse avançait à petits pas et toujours à reculons, sans faire mine de se retourner. Irène le regardait terrifiée. Reynier, certain que c’était là un rempart vivant et nouveau, destiné à couvrir l’attaque de Ses vrais adversaires, guettait à droite et à gauche, sondant d’un œil aigu les ténèbres du carré.
Rien ne bougeait, et le colosse avançait toujours.
XXVII Le bûcher
C’est là le stratagème légendaire pratiqué par les bandits de l’Apennin pour pénétrer dans les maisons gardées.
La plupart du temps, Compare Orso: le Compère Ours, comme les brigands italiens ont baptisé leur machine de siège, est un vrai mannequin, destiné à recevoir la mousquetade, mais on n’a pas toujours sur soi un objet pareil, et il arrive souvent que le rôle du Compère Ours soit confié tout uniment à un coquin en chair et en os qu’on plastronne et qui fait, au-devant de ses camarades, l’office de la tortue antique.
Le métier d’ours est moins dangereux en réalité qu’en apparence. Dans les trois quarts des cas, on ne jette pas sa poudre à l’ours dont l’apparition à pour effet certain de mettre le trouble et le désarroi parmi les assiégés, si l’ours est un simple fantoche.
Mais si l’ours est un détrousseur vivant et sachant son état, on obtient de lui de bien autres commodités.
Si le lecteur a prêté quelque attention aux lignes qui terminent notre dernier chapitre, il aura vu que, dans l’apparence, l’ours est un bonhomme qui se présente de dos, avec les bras croisés sur le ventre.