Выбрать главу

L’enfant répondit, les yeux fixés sur Reynier:

– Oui, père, si vous le voulez tous les deux.

Il y eut un silence pendant lequel mademoiselle Fanchette s’assit sur le pied du lit en fronçant ses jolis sourcils pour cacher l’envie qu’elle avait de pleurer.

– Lequel des trois est le moins sage? fit-elle.

– C’est moi, répliqua brusquement Carpentier. On devrait vous recevoir ici comme l’ange du salut, mademoiselle Francesca. Je sais ce qu’il y a en moi. Si votre aïeul me remet le pied à l’étrier, ma fille sera riche, j’en réponds. Il faut qu’elle soit élevée pour cela. Qui sait, d’ailleurs, jusqu’où montera notre Reynier? Et la femme d’un grand artiste ne doit pas être la première venue…

– Alors, s’écria Fanchette, qui essayait de railler par-dessus son attendrissement, on les a fiancés au berceau comme un prince et une princesse, ces deux amours-là?

Elle s’empara d’Irène, dont l’enfantine fierté se révoltait contre cette moquerie, et l’assit de force sur ses genoux en ajoutant:

– Tu sais, chérie, jamais il n’y a eu de prince ni de princesse si gentils que vous deux. Ne te fâche pas.

– Moi, prononça tout bas Reynier, ce n’est pas sa beauté que j’aime, ce ne sera pas son esprit ou sa science que j’aimerai. C’est elle, et ce sera elle! Jamais je n’aurai qu’un amour en ma vie.

Les yeux de Francesca brillèrent, puis se baissèrent.

Elle aussi avait un fiancé dont l’image évoquée passa devant elle, rapide comme l’éclair. Elle pensa:

– Si l’amour est ainsi, je ne suis pas aimée.

– Et toi, murmura-t-elle à l’oreille d’Irène, est-ce que tu sens déjà ton cœur?

– Moi, repartit la petite, je veux bien travailler et être savante pour le faire plus heureux.

– Alors, en route, décida mademoiselle Fanchette. Vous êtes de drôles de gens. Je suis fière comme si j’avais réussi dans une ambassade.

Carpentier avait passe sa redingote. Il offrit son bras à Francesca pour descendre l’escalier. Irène et Reynier venaient par-derrière en se tenant par la main.

Les deux enfants étaient graves et muets. Carpentier dit à Fanchette:

– Mademoiselle, je vous demande pardon, il n’a pas été assez question entre nous de ma reconnaissance.

Francesca l’arrêta d’un geste.

– Vous parlerez de cela au bon père, fit-elle. Voulez-vous que je sois franche? Vous aviez l’air de songer à vous-même presque autant qu’aux deux petits.

– Je vais être seul, et je me connais, répondit Vincent à voix basse. Quand je suis seul, je songe.

– Vous aurez moins de temps que vous ne croyez à donner à vos rêves, repartit Fanchette en riant. Bon père veut vous avoir tout à lui. Qu’avez-vous donc fait ensemble la nuit dernière. Est-ce un secret?

Comme Vincent hésitait, elle ajouta:

– Notre maison en est pavée. Avez-vous une pension préférée pour Irène?

– Celle où ma femme avait été élevée, rue de Picpus. Elle était restée l’amie des bonnes dames qui lui avaient servi de mère.

– C’est bien. Montez, mes enfants.

– Du reste, continua Vincent pendant que Reynier et Irène prenaient place dans la calèche, nous allons voir, avant de nous engager…

– La volonté du père, interrompit Fanchette, est que tout soit fini ce matin.

– Ce matin! répéta Carpentier, mais c’est impossible! Le trousseau… Il y a des préliminaires…

– Vous vous trompez, interrompit la jeune fille à son tour. Tout se fait comme par enchantement avec le nom du colonel Bozzo-Corona.

Une heure après, en effet, on quittait la maison de la rue de Picpus où Irène, comblée de caresses, restait aux mains des bonnes dames qui n’avaient point oublié sa mère. Grâce à Fanchette, la séparation ne fut pas trop douloureuse. Reynier se cacha pour pleurer.

En sortant, il dit à Vincent:

– Père, vous la reverrez tant que vous voudrez, moi non. Puisqu’un moyen m’est offert d’étudier selon ma vocation, je ne veux choisir qu’une école, qui est Rome.

– Bravo! s’écria Fanchette. Voilà ce que j’appelle parler! Vincent courba la tête. Reynier lui prit les deux mains, qu’il attira contre son cœur, et dit encore:

– Père, si j’ai ce grand bonheur d’être aimé d’elle, il faut que je meure à la tâche ou que je lui donne la gloire avec la fortune.

Vincent Carpentier le pressa sur sa poitrine en silence, et Fanchette donna l’ordre au cocher de brûler le pavé jusqu’à la rue Thérèse. Le colonel, en effet, devait être consulté sur ce nouveau projet qui ne rentrait pas dans les pleins pouvoirs confiés à mademoiselle Fanchette. Le colonel fut charmant.

– La petite sera traitée à la pension comme une princesse, dit-il, et je vais donner au jeune homme les lettres qui le mettront là-bas dans la position d’un fils de roi. Puisque tu t’intéresses à ces pauvres gens, chérie, je veux que tout change autour d’eux, comme si une bonne fée était entrée dans leur taudis par le tuyau de la cheminée.

Comme Fanchette le remerciait avec effusion, il ajouta:

– J’aime les choses qui vont à la baguette. Dépense tout l’argent que tu voudras. Que le jeune garçon ait un bon trousseau dans des malles neuves, et que sa place soit arrêtée à la poste pour ce soir. Va, trésor, tu n’as que le temps!

Il avait bien le droit de parler fées et baguettes, ce vieil homme à qui rien ne résistait. Reynier partit pour Marseille par le courrier du soir, avec des lettres de recommandations adressées aux personnages les plus influents de l’État pontifical.

Reynier était soutenu par la fièvre de la première aventure. La plus lourde part de tristesse fut pour Vincent, à l’heure de la séparation.

En revenant à l’hôtel, Francesca lui dit, et c’est à peine s’il y prit garde, tant il avait le cœur serré:

– Quand bon père est généreux avec quelqu’un, ce quelqu’un-là doit regarder où il met le pied. Vous avez éveillé déjà bien des jalousies, et les envieux ne dorment jamais. Méfiez-vous.

À la même heure que la veille, et avec le même luxe de précautions, Vincent Carpentier fut conduit au lieu inconnu où sa tâche de chaque nuit devait désormais s’accomplir.

– Travaillons ferme, mon camarade, lui dit gaiement le colonel quand ils furent installés dans la chambre tendue de blanc. Il faut que je sois content de vous comme vous êtes content de moi, je l’espère. Les deux enfants sont casés, vous voilà tout à moi. Si vous ne commettez pas le péché de notre mère Ève en cueillant justement le seul fruit qui vous soit défendu, vous deviendrez le chef puissant d’une famille heureuse.

Trois heures sonnant, le travail cessa. On remonta en voiture, et, après quelques minutes de voyage, il y eut un arrêt pendant lequel la voix de la nuit précédente demanda:

– Avez-vous quelque chose à déclarer?

Seulement, à mesure que les représentations d’une comédie se succèdent, la mise en scène se perfectionne. Cette fois, quand on descendit du fiacre, le cocher ne dit pas «merci» en recevant son pourboire.

Comme la première fois, le colonel dénoua lui-même le bandeau de Vincent, qui fut tout étonné de se trouver au milieu de bâtisses inachevées, dans une rue qu’il ne reconnut point.