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Vincent ne pouvait les voir encore à cause du détour de l’allée.

La mère Marie-de-Grâce, comme on l’appelait, semblait avoir atteint le milieu de la vie. Ses traits étaient remarquables par leur régularité noble mais froide. Son front et ses joues avaient une pâleur mate et uniforme. On trouve beaucoup d’Italiennes qui ont ce genre de beauté sculpturale, dont le défaut est presque toujours la dimension un peu exagérée des traits. Ses cheveux étaient courts, mais abondants et noirs comme le jais.

Irène avait seize ans. Sa protectrice, la comtesse Francesca Corona, lui disait en riant qu’elle était laide. Et, par le fait, Irène avait été bien plus jolie à dix ans; l’âge de la transformation pesait sur elle. Ce n’était plus une enfant, ce n’était pas une femme.

Mais c’était, malgré tout, un être charmant. Si elle tardait un peu à se former, les délicieuses promesses de l’avenir souriaient du moins et laissaient deviner leur secret.

Francesca disait aussi:

– Dans deux ans, elle éblouira!

Irène portait l’uniforme du couvent: quelque chose d’étroit, de long, de mal taillé, qui semble calculé pour souligner la disgrâce des années douteuses. Seulement, le vent du matin avait eu pitié et ses bandeaux révoltés s’entrouvraient, agitant autour de ses tempes un flot de boucles blondes aux reflets doucement perlés.

La mère Marie-de-Grâce avait relevé son voile en s’asseyant sur le banc. Ses grands yeux noirs couvraient la fillette d’un regard grave et doux.

– Quand vous allez être partie pour les vacances, dit-elle en italien, vous ne vous souviendrez plus de moi.

Irène répondit également en italien:

– Je ne vous oublierai jamais.

C’était une leçon, car la mère Marie-de-Grâce fit une observation sur l’accent du mot jamais, et Irène répéta le mot en rectifiant l’intonation.

Mais c’était aussi autre chose qu’une leçon. Irène reprit en effet:

– J’aime mon père de tout mon cœur, mais si vous saviez comme je le vois peu pendant les vacances! Il a des affaires qui ne lui laissent pas un moment de repos.

– Vous m’avez dit une fois, murmura la mère, que votre bon père était souvent distrait, et comme absorbé par une pensée tyrannique.

– Il est vrai. J’ignore la pensée qui l’obsède. La mère poussa un soupir.

– L’accent est ici sur la pénultième, dit-elle, reprenant son rôle de professeur. Hélas! chacun de nous a ses peines, et vous m’avez reproché parfois mes distractions.

– Il est vrai, répéta la fillette en piquant l’accent comme il faut. La mère Marie-de-Grâce approuva d’un signe de tête souriant.

– Cette belle voix, prononça-t-elle tout bas, semble faite pour parler notre chère langue d’Italie. Quand je suis triste, mon enfant, et distraite, c’est que ma pensée se reporte malgré moi vers le seul amour qui me reste en ce monde…

– Votre jeune frère?…

– Julian! mon bien-aimé Julian!

D’un geste plein de passion elle prit, sous le revers de sa robe, un médaillon qu’elle porta à ses lèvres.

Irène tendit sa main, qui tremblait un peu, et reçut le médaillon.

Ce pouvait être simple curiosité d’enfant.

Elle regarda pendant un instant la miniature cerclée d’or, représentant un jeune homme aux traits aquilins dont le visage semblait d’ivoire sous l’ébène de ses cheveux.

– Comme il vous ressemble! murmura-t-elle en relevant son regard sur la mère Marie-de-Grâce, et comme vous êtes pâles tous deux!

Celle-ci dit à demi-voix:

– Il me ressemble de cœur, surtout: il aime ce que j’aime. Irène lui rendit le médaillon en rougissant.

– Cette année, reprit Marie-de-Grâce comme pour rompre l’entretien, vous ne serez plus seule avec votre père. L’ami de votre enfance est revenu.

– Oui, répondit Irène, Reynier est revenu, et j’en suis bien heureuse.

– Vous pourrez causer italien avec lui, puisqu’il arrive de Rome.

– Oui, fit encore Irène, mais avec distraction cette fois, je serai contente de me retrouver près de Reynier, bien contente…

Elle n’acheva pas. Sa tête s’inclina pensive.

En ce moment, Vincent Carpentier tourna le coude de l’allée.

Il allait à pas lents et paraissait perdu dans ses réflexions.

Ce fut Marie-de-Grâce qui l’aperçut la première. Elle porta vivement la main à son voile qui retomba.

Mais si rapide que fût ce mouvement, le regard de Vincent, errant au hasard, l’avait devancé.

Il y eut comme un choc, Vincent s’arrêta stupéfait. Le rouge lui monta aux joues.

Marie-de-Grâce, qui s’était levée, déposa un baiser sur le front d’Irène et lui dit:

– Voici votre bon père, mon enfant; je vous laisse avec lui.

Puis elle salua Vincent avec une dignité tranquille et s’éloigna à pas lents.

X Irène

Vincent resta un instant immobile et suivant des yeux Marie-de-Grâce, qui s’éloignait.

Irène s’était élancée à sa rencontre et lui avait jeté les bras autour du cou.

Il fut réveillé par le baiser de la fillette, dont les grands yeux étonnés interrogeaient son regard.

– On dirait que tu la connais, père, murmura-t-elle. Vincent eut un mouvement d’impatience ou de dépit.

– Dirait-on cela? fit-il en essayant de sourire. C’est tout le contraire. Je croyais connaître toutes les figures de la maison, et en voici une que je n’avais jamais aperçue. Cela m’a étonné, et c’est bien simple. Y a-t-il longtemps qu’elle est avec vous?

– Un mois, à peu près.

– Je suis venu bien des fois depuis un mois. Quel est son service?

– Oh! repartit Irène, comme si la question eût été malséante, elle n’a pas de service. Un service! Marie-de-Grâce! par exemple!

– Quel est son titre?

– On l’appelle mère assistante; mais cela ne veut pas dire qu’elle soit au-dessous de Mme la supérieure; elle n’est au-dessous de personne.

Pendant que ces premières répliques étaient échangées, la physionomie de Vincent Carpentier exprimait un intérêt assez vif, mais la préoccupation qui semblait ne l’abandonner jamais reprit le dessus.

– On lui a donné, continua Irène avec une certaine emphase, le logis des dignitaires; sa chambre est celle où couche Mme la supérieure générale quand elle vient en inspection d’honneur.

– Ah!… fit Vincent, qui se mit à jouer avec les cheveux de l’enfant. Tu te portes bien, sais-tu? Je suis content de toi.

Irène pinça ses belles lèvres roses.

– La première fois que ces dames lui ont parlé, dit-elle, c’était comme à une reine.

– Ah!… fit encore Vincent.

Il s’assit sur le banc, à la place occupée naguère par Marie-de-Grâce. Irène se mit auprès de lui et poursuivit, pleine de son sujet:

– Bien sûr qu’on ne nous prend pas pour confidentes, mais les choses se savent; il y a eu des ordres venus de haut. L’archevêché n’était pas très content de ces ordres-là.