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– Elles ont raison. Elles doivent avoir raison. Voilà une chose que j’aurais voulu, c’est te conduire à Nice ou en Italie. Malheureusement, il y a impossibilité. Voyons, chère, veux-tu être gentille, mais là, comme un ange?

Vous eussiez démêlé un espoir dans la prunelle étonnée, mais souriante, de la fillette.

– Je tâcherai, père, répondit-elle.

– J’ai des affaires… j’ai un voyage… enfin, tu penses bien qu’il faut une nécessité absolue pour me forcer à te faire cette demande. Je me faisais fête de tes vacances encore plus que toi…

Les paupières d’Irène se relevèrent, tandis que celles de Vincent se baissaient.

– Une ou deux semaines, poursuivit-il avec effort, un mois peut-être…

– Je resterai ici tant que vous voudrez, mon père, interrompit la jeune fille très émue. Ne craignez jamais de me demander un sacrifice.

– Et tu ne m’en voudras pas? fit Vincent étonné et presque contrarié.

– Ne connais-je pas votre cœur?

– Mais si cela te rendait trop malheureuse?…

Irène lui jeta ses deux bras autour du cou. Elle pleurait et souriait à la fois.

– Père, bon père, dit-elle, ne sois pas trop longtemps sans me venir voir!

Vincent lui baisa les mains avec une gratitude passionnée, et s’enfuit.

Quelques minutes après, Irène trouvait Marie-de-Grâce, non loin du banc où elles s’étaient quittées.

La mère assistante avait reparu derrière le massif où Vincent avait cru entendre un bruit.

La jeune fille était grave et recueillie.

Comme le regard de l’Italienne l’interrogeait, elle dit:

– Je ne sais si j’ai mal fait. Je me mépriserais si je croyais avoir joué la comédie. J’ai pleuré, mon père en avait l’âme brisée; pouvais-je lui dire qu’il y avait de la joie dans mes larmes?

– Pourquoi avez-vous pleuré, chère enfant?

– Parce que mon père m’a demandé de faire le sacrifice de mes vacances.

Une flamme s’alluma dans les grands yeux noirs de l’Italienne, et cette parole lui échappa:

– Ah! il vous a demandé cela! Il veut donc être seul? Elle reprit aussitôt:

– Et vous nous restez, Irène?

Elle avait tendu les bras. La jeune fille se réfugia en quelque sorte dans son sein et murmura d’une voix altérée:

– Je reste. Et je vous aime tant que je suis heureuse de rester.

XI Une paire de modèles

Reynier était maintenant un beau grand garçon de vingt à vingt-deux ans, à la figure joyeuse et ouverte, couronnée de cheveux bouclés.

Il avait son atelier rue de l’Ouest, en face de la grille latérale du Luxembourg.

Ce n’était pas un palais, cet atelier, ni une cathédrale, comme celui de certains maîtres, mais il y avait de l’espace, de l’air, un jour excellent et moins de poussière que n’en comportent habituellement les prémisses de la gloire artistique.

Je sais de bons petits écoliers, destinés peut-être à étonner le monde par leurs triomphes ultérieurs, qui se croiraient déshonorés s’ils ne débraillaient pas quelques haillons écarlates autour de leurs barbiches, au milieu d’un désordre très laid, quoi qu’il soit un effet de l’art.

Il y a de l’enfant dans l’artiste.

Tel plâtre de dix centimes peut acquérir une valeur inestimable, si le temps, le poêle et l’absence de tout plumeau l’ont souillé comme il faut.

C’est inouï ce qu’on peut obtenir de couleur avec un sou de fumier en poudre!

Reynier n’était pas costumé comme un notaire; il avait le sans-gêne de son état et la propreté de tout le monde: j’entends de tous ceux qui ne regardent point l’eau comme un outrage, réservé aux seuls bourgeois.

Son atelier présentait un aspect heureux. L’ordonnance en était ménagée selon une très remarquable science de disposition. L’avenir y planait tout souriant de promesses.

J’ai mieux aimé risquer ce mot que de décrire, car, pour le présent, il n’y avait qu’un certain nombre d’esquisses, bonnes à voir, mais ne dépassant pas les limites d’un talent d’élève, et une douzaine d’études peintes à Rome, qui ne pouvaient rendre témoignage qu’à l’œil d’un connaisseur.

Tout au fond de l’atelier, sur un chevalet d’assez grande dimension, se dressait un châssis qui était recouvert d’une serge.

Un autre chevalet plus petit était en place pour le travail et soutenait une toile largement ébauchée, représentant le combat de Diomède contre le nuage divin.

L’idée mythologique du guerrier blessant la déesse était rendue par un artifice original qui mêlait la tradition de l’ancienne école aux aspirations romantiques.

Diomède, occupant le premier plan et développant sa stature héroïque, tendait encore le bras qui avait balancé le javelot. La mêlée était au fond, voilée à demi par le nuage qui se déchirait comme si le dard l’eût percé d’une immense blessure, et laissait voir un corps de femme, admirable de beauté, dont la gorge était touchée par le fer.

On ne voyait pas la tête de Vénus, noyée déjà dans la vapeur qui allait se refermant.

C’était plein de mouvement d’un côté, de l’autre tout imprégné de mystère. Il y avait la brutalité du rodomont homérique et l’opprobre de l’arme sacrilège violant le chef-d’œuvre des dieux.

Il semblait que du sein de la nuée une plainte divine s’exhalât.

Reynier était à l’ouvrage et détaillait la musculature de son Diomède, magnifique et stupide, comme tout homme assez fort pour égorger Vénus.

Il avait son modèle, ou plutôt ses modèles, car généralement les splendeurs de la création picturale sont faites de pièces et de morceaux.

Deux hommes posaient pour le seul Diomède, et ils ne pouvaient fournir qu’un corps. Un troisième devait venir pour la tête du fils de Tydée.

C’étaient deux types très curieux, mais qui, certes, ne rappelaient en rien le demi-dieu. L’un d’eux, dépouillé de son pantalon et montrant une superbe paire de jambes, vendait à Reynier des mollets d’Ajax; l’autre, au contraire, culotté tant bien que mal, avait ôté redingote, gilet et chemise pour offrir en location sa poitrine d’athlète.

Ils pouvaient avoir l’un et l’autre aux environs de quarante ans.

Les jambes se nommaient Similor (Amédée), le torse avait nom Échalot.

Un cabas de grande dimension, rapiécé en maints endroits et qui semblaient indivis entre eux, pendait à un châssis derrière Échalot.

– Tu peux allumer une pipe, si tu veux, dit Reynier en s’adressant aux jambes, mais toi, le torse, ne bouge pas.

Échalot, qui venait de regarder le cabas comme pour s’en rapprocher, conserva docilement sa pose.

– Pour en allumer une, répondit Similor d’un air agréable, faudrait qu’elle soit bourrée préalablement, à fin de quoi du tabac serait nécessaire, patron.

– Prends dans le pot, dit Reynier sans se retourner.

Similor, obéissant, alla au pot, où il emplit sa pipe d’abord, puis le gousset de son gilet, malgré le regard désapprobateur qu’Échalot, plus moral, jetait sur lui.