– Pourquoi ris-tu, bonhomme? demanda le colonel.
– Parce que, répondit Lecoq, depuis que j’ai l’âge de raison, papa, toutes les affaires que vous ruminez sont votre dernière affaire. Vous l’avez faite deux cents fois.
– Elle finira bien par venir, l’Amitié, murmura le vieillard avec mélancolie, ma vraie dernière affaire! Nous sommes tous mortels, même moi. Montons, bonhomme, et appuie-moi comme il faut. Ma petite Fanchette m’occupe aussi, elle a l’âge de se marier. Quel amour d’enfant! et si bonne!
Lecoq ne répondit pas.
– Comment la trouves-tu? demanda le colonel.
– Bien, fit Lecoq sèchement.
– Tu la détestes, elle te le rend: sans cela, je te l’aurais donnée en mariage.
– Merci! dit encore Lecoq. J’aime la vie de garçon. D’ailleurs, je ne viens plus qu’en seconde ligne, papa. Votre favori est maintenant ce précieux Vincent Carpentier, architecte manqué, dont vous avez brossé la veste pleine de plâtre. Est-ce lui qui va payer les fleurs d’oranger à Mlle Francesca Corona?
Le colonel regarda Lecoq. Ses yeux, dont la prunelle n’avait plus qu’une transparence trouble, semblable à celle de la corne, prirent tout à coup un étrange éclat.
– Il ne faut pas envier mon ami Vincent, murmura-t-il. Mon ami Vincent a un rude ouvrage.
En même temps, il tourna le bouton de la porte.
Au bruit que fit la sonnette d’alerte quand la porte s’ouvrit, une toute jeune fille aux yeux brillants et grands jusqu’à paraître disproportionnés, à la taille déjà riche et d’une souplesse un peu lascive, au front rieur, inondé par un torrent de boucles soyeuses, plus noires que l’ébène, s’élança hors d’une chambre voisine et atteignit d’un bond le vieillard, qui fit semblant d’avoir peur de tant de pétulance.
– Quelque jour, dit-il, tu me casseras, Fanchette, ma chérie!
– Mademoiselle Francesca est agile et belle comme la tigresse du Jardin des Plantes, ajouta Lecoq, qui salua.
– Est-ce que je t’ai fait mal, grand-père? demanda l’éblouissante créature qu’on appelait ainsi Francesca et Fanchette.
– Jamais, fillette: tes mains, tes yeux, ta voix, ton sourire, tout en toi est plus doux que velours.
Fanchette le baisa sur les deux joues, et dit en se tournant vers Lecoq:
– Vous le faites trop travailler. Dînez-vous à la maison? Je ne le suppose pas, car M. Vincent Carpentier est au salon. Je l’aime bien celui-là, à cause de son bijou de petite fille, Irène, quel joli nom!
Lecoq lui avait cédé le bras du colonel, qui murmura en riant:
– Tu as des façons d’inviter qui mettent les gens à la porte, mignonne; mais tu dis vrai: l’Amitié n’aurait pas pu rester aujourd’hui.
– Congédié deux fois, s’écria celui-ci avec une gaieté forcée. Vous n’avez rien à me dire, patron?
– Rien, bonsoir!
– Ah! si fait! se reprit le colonel en abandonnant brusquement le bras de Fanchette. Va, mignonne, et fais servir le dîner. Servirais-tu bien de maman à cette petite Irène si… si…
Il prononça ce monosyllabe par deux fois.
Fanchette s’était arrêtée et ses grands yeux se fixaient sur lui.
– Il y a des gens, reprit le vieillard d’un ton compatissant, qui semblent bien portants et qui ont des maladies mortelles.
Les sourcils froncés de Lecoq se détendirent. Le colonel venait d’échanger avec lui un regard. Fanchette s’écria en joignant les mains:
– Comment! quelle maladie! Ma petite chérie resterait orpheline!…
– Pas un mot à Vincent! ordonna le colonel avec gravité. On peut tuer un malheureux en lui révélant son état. Sois prudente.
Dès que Fanchette fut partie, Lecoq dit:
– Patron, je vous remercie. Vous avez bien fait de me rassurer. Nous étions deux ou trois à croire que ce Vincent allait nous couper l’herbe sous le pied.
– Ingrat! fit le colonel. Toi qui es mon enfant! toi qui es mon héritier présomptif, car mon testament est en règle.
– Avez-vous envie de me faire pleurer? interrompit Lecoq, non sans ironie; il faut la mort avant l’héritage, et nous voulons vous conserver toujours. Mais nous voudrions aussi être fixés sur le chiffre du capital social…
– Le trésor? interrompit le colonel à son tour, et ses yeux ternes eurent pour la seconde fois un rayonnement bizarre. Vous serez riches, riches, riches! Je ne dépense pas un sou pour moi. Je ferai une affaire pour doter ma Fanchette. Tout est à vous, tout! Bonsoir, l’Amitié!
– Encore un mot, fit Lecoq. Ce Vincent est condamné?
– J’en ai peur, mon fils. Il fera jour un de ces matins, et j’aurai besoin de quelqu’un pour payer la loi À te revoir!
M. Lecoq, qui avait déjà ouvert la porte, lui envoya un baiser et sortit en disant:
– Papa, vous êtes un amour!
Le colonel ferma sur lui le verrou. Il était seul dans l’antichambre.
Il se redressa et sa physionomie changea.
Un nuage de méditation profonde qui contrastait avec la bonhomie sénile dont il faisait son masque ordinaire, assombrit et plissa son front.
Quand il marcha vers la porte de la salle à manger, ce fut d’un pas ferme et presque viril.
Mais avant de franchir le seuil, sans y songer et par la force de l’habitude qui est le génie des comédiens, il courba de nouveau sa taille, et reprit l’attitude tremblotante des centenaires.
Dans la salle à manger, deux convives l’attendaient: Fanchette et ce Vincent Carpentier dont il a été déjà parlé plusieurs fois.
Vincent était un homme de trente-cinq ans environ, beau de visage, mais gardant les marques d’une longue souffrance morale.
Fanchette et lui causaient auprès de la fenêtre donnant sur un jardin étroit, mais planté de beaux arbres qui allaient se dépouillant.
Fanchette disait:
– Grand-père ne me refuse jamais rien, vous savez. Je veux qu’Irène soit ma petite amie. Et quand elle aura l’âge, nous la doterons – grand-père est si riche et si généreux! – pour qu’elle épouse ce brave garçon de Reynier, qui sera alors un beau jeune homme tout à fait.
Elle était femme par la taille et par la beauté, mais son cœur restait enfant. Quelques mois plus tard, elle devait s’appeler la comtesse Francesca Corona et apprendre le malheur avec la vie.
– Je sais l’histoire de Vincent! s’écria-t-elle en courant au vieillard pour le guider jusqu’à la table, je la sais toute. Elle est bien triste et bien touchante. Père, bon père, pourquoi tardes-tu à lui donner beaucoup d’argent?
Le colonel lui montra du doigt Vincent, qui rougissait.
– Parce que, répondit-il, Vincent est de ceux à qui on ne donne rien, surtout de l’argent. Ils aiment mieux le gagner.
Il prit la main de Vincent qui le saluait avec un respect reconnaissant et la secoua rondement.
– Pas vrai, compagnon? ajouta-t-il. Nous sommes fiers comme Artaban? Cette poupée est aussi grande que père et mère, mais elle met encore ses jolis petits pieds dans le plat. Voyons, trésor, sers-nous le potage. Asseyez-vous, Carpentier, ma vieille! D’architecte vous êtes tombé maçon, nous vous tendrons l’échelle pour que vous regrimpiez architecte. J’ai un appétit d’enragé aujourd’hui.