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– Pas de danger qu’on la reconnaisse au Prado, celle-là, dit encore Similor.

– J’ai idée que c’est une bourgeoise calée ou marquise, répondit Échalot. Le petit peintre est un mignon garçon qui doit faire des caprices à volonté.

Similor haussa les épaules et arrangea ses cheveux jaunes devant un tesson de verre qu’il portait toujours sur lui, dans du papier.

La porte du fond, ouverte, donna passage à une femme de riche taille, vêtue de noir, et dont le visage disparaissait complètement sous un voile, formé de plusieurs dentelles superposées, de manière à intercepter le regard comme le masque le plus épais.

– J’en ai fréquenté de plus avantageuses, dit Similor, qui attrapa au vol la pièce de cent sous que Reynier lui lançait. À vous revoir, patron, merci.

Il ajouta en poussant Échalot dehors, par la porte principale, et non sans darder vers l’inconnue une œillade effrontément burlesque:

– Filons, ma vieille! Une pratique est bientôt perdue quand l’artiste s’aperçoit qu’on est remarqué par sa dame à son préjudice.

XII L’inconnue

C’était évidemment un roman qui entrait ainsi par la petite porte de l’atelier. L’inconnue n’avait rien de la poseuse ordinaire. Sa personne dégageait un parfum de distinction et même d’autorité auquel il était impossible de se méprendre.

Quant à ce mot «inconnue» dont on a beaucoup abusé, nous avons le regret de ne pas pouvoir le retirer, car la dame voilée ne découvrit point son visage, même après le départ des deux modèles.

Ce devait être un roman charmant. La beauté a de mystérieux rayonnements qui passent à travers le plus opaque des voiles.

La taille, délicieuse sous la toilette de ville, promettait…

Mais pourquoi supposer? Il y avait le tableau qui parlait. La gorge de Vénus rendait un éclatant témoignage. Un soldat seul, abêti par le fer, peut blasphémer de si exquises perfections.

Mais comme Vénus aussi se venge sur les soldats!

D’ordinaire, à l’âge de Reynier, un peintre devient fou pour beaucoup moins que cela.

Et pourtant Reynier, qui n’avait l’air ni d’un blasé ni d’un mauvais sujet, gardait en vérité toute sa tête au milieu de cette triomphante aventure.

C’était un drôle de garçon, bon enfant, spirituel à sa manière, n’ayant aucune prétention au titre de héros, et capable peut-être de passer, sans se piquer, au travers des broussailles d’un gros drame, grâce a sa brave bonne humeur.

Il avait mené jusqu’alors sa vie rondement et honnêtement, acceptant les aventures quand elles venaient, mais ne les cherchant point; ambitieux dans la mesure exacte de sa force, ce qui est rare; laborieux, plein d’espoir, dominé par une passion unique qui semblait être son existence même.

Une passion douce et forte, plus forte que les passions nourries de violence, plus durable du moins.

Il n’y a rien de comparable à ces tendresses qui prolongent à travers la vie le premier battement d’un cœur.

On n’en trouve guère, c’est vrai, et quand il s’en rencontre, elles ne sont pas toujours remarquées. Cela ressemble à de l’amitié.

C’est natif et naïf.

Cela s’exprime à peine, tant c’est profondément senti. On ne démontre pas les axiomes.

Ce sont des axiomes qu’on ne prend point souci d’affirmer, parce que leur évidence crève les yeux.

Ces amours amènent souvent le bonheur le plus parfait qui soit au monde: celui dont les chroniqueurs ne veulent pas, celui que les conteurs repoussent comme étant tout uni, tout plat, tout ennuyeux.

Demandez au ciel de ne jamais amuser vos voisins.

Mais ne vous fiez pas outre mesure à la tranquillité de ces amours dont je parle, incarnés dans l’homme en quelque sorte, devenus le sang de ses artères, le souffle de sa poitrine.

C’est trompeur comme l’ignorance d’Achille, à qui nulle occasion n’a enseigné sa force. L’eau n’est jamais plus lisse qu’à dix pas des grandes cataractes.

Du roman de la Vénus au nuage, nous allons dire au lecteur juste ce que Reynier en savait lui-même.

En arrivant de Rome quelques mois auparavant, il s’était installé tout de suite dans l’atelier de la rue de l’Ouest, choisi par M. Carpentier en personne.

Vincent Carpentier l’avait reçu comme un fils chéri, mais ne l’avait point engagé à prendre domicile dans son hôtel, où, du reste, les bureaux et ateliers tenaient beaucoup de place.

Comme architecte du «monde élégant», Vincent était tout à fait lancé.

À la rigueur, il aurait pu trouver pour Reynier une demeure moins éloignée. Les artistes abondent au nord de Paris comme du côté du Luxembourg, mais Vincent s’était montré fort entiché des avantages offerts par l’atelier de la rue de l’Ouest, qui était, en effet, pourvu de larges dimensions et d’un excellent jour.

Ce ne pouvait être comme on dit, pour «murer sa vie privée.» Vincent vivait absolument seul.

D’un autre côté, la pensée n’était même pas venue à Reynier que son père d’adoption voulût l’éloigner de lui.

Et de fait, dès l’abord, Vincent se comporta envers Reynier comme le plus zélé des protecteurs, comme le meilleur des amis.

Aussitôt que le jeune peintre eut installé ses apports de Rome qui témoignaient d’un talent sérieux, et déjà supérieur, à l’état de promesse, la procession des visiteurs commença. Tous les clients de l’architecte à la mode y passèrent.

Celui-ci ne cacha à personne qu’une affection mutuelle, née dès l’enfance, au temps où il portait lui-même la veste de maçon, unissait Reynier à Irène, et qu’il caressait le projet de les marier dès que la jeune fille aurait achevé son éducation.

Le bon colonel était venu, malgré son grand âge. Il passait pour connaisseur, et avait pincé paternellement la joue de Reynier en lui promettant le succès.

La belle comtesse Marguerite de Clare avait fait mieux encore: c’était elle qui avait commandé pour sa galerie Le Javelot de Diomède.

Nous savons que le colonel Bozzo était la tête d’une œuvre puissante qui avait la bienfaisance pour objet.

On donnait grande attention à ses moindres actes, et chacun remarqua l’insistance avec laquelle son regard se fixait sur Reynier.

On eût dit qu’il cherchait et retrouvait dans ses traits les lignes d’un autre visage, et Francesca Corona parut frappée du même souvenir.

Mais ce n’était plus alors la jeune fille joyeuse que nous avons connue jadis, éparpillant sa pensée en paroles avec l’étourderie de ses seize ans.

Francesca était toujours charmante, mais un fardeau de tristesse pesait sur elle. Maintenant elle savait se taire.

Quant à Vincent Carpentier, Reynier ne sut pas définir tout de suite le changement qui s’était opéré en lui. C’était bien toujours le même cœur, mais l’intelligence subissait une crise singulière. Par instants, Vincent était tout ardeur; la carrière de Reynier, son avenir, telle était désormais son idée fixe, et il expliquait cela d’un seul mot, disant: «Reynier et ma fille ne font qu’un; à eux deux, ils sont tout mon espoir.»

C’était vrai, mais sans cause apparente, cette ardeur tombait. D’autres préoccupations dont nul n’avait le secret s’emparaient de sa pensée. Il était froid, distrait, presque indifférent.