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Reynier se consolait en songeant à Irène, dont les lettres régulières et ponctuelles l’avaient soutenu pendant son séjour à Rome, à Irène qui l’avait embrassé de si bon cœur au retour.

Ah! certes, celle-là n’avait pas changé, ou plutôt, en subissant l’adorable transformation qui faisait d’elle, la poupée d’hier, une jeune fille merveilleusement belle, presque une femme, elle avait gardé toute la chère sérénité des enfants.

Aucun trouble ne s’était mêlé au plaisir si franc qu’elle avait éprouvé en jetant comme autrefois ses deux bras autour du cou de Reynier.

Tandis que lui, ce pauvre Reynier, défaillait presque de bonheur.

Il trouvait cela bien et n’en concevait nulle inquiétude.

À Rome, il n’avait étudié que la peinture. Les choses de la vie lui étaient inconnues.

Quand Irène vint à l’atelier, un jour de sortie, elle voulut tout voir. On ravagea les cartons, on déroula les esquisses et les études. Irène avait du goût. Elle remarqua une toile d’assez grande dimension, brossée dans une manière énergique et heurtée qui rappelait le procédé des maîtres espagnols.

– Il faut mettre cela sur le châssis, dit-elle, c’est beau. Viens voir, père!

– Qu’est-ce? demanda Vincent, qui s’approcha.

– C’est une copie d’après Le Brigand, reprit Reynier.

– Quel brigand?

– Le peintre n’a pas d’autre nom. Le tableau original faisait partie de la galerie du comte Biffi, neveu du cardinal qui lança Fra Diavolo et ses camorre contre l’armée française en 1799.

Vincent qui avait d’abord jeté sur la toile un coup d’œil indifférent, la regardait maintenant avec une attention extraordinaire.

Le tableau représentait un sujet bizarre et tout à fait empoignant, comme on dirait en style d’atelier, malgré sa tournure énigmatique.

C’était l’intérieur d’un caveau rond-voûté, selon le style roman, éclairé par une seule lampe qui pendait à la clef.

Ce caveau contenait un trésor. Que le peintre fût ou non un brigand, son imagination brutale et sombre, mais opulente, avait maîtrisé son sujet avec une incroyable fougue. Ce n’était pas la féerie orientale où tout vient en lumière, ce n’était pas le rêve blanc des Mille et une Nuits; les diamants et les étoiles ne brillent bien que dans les ténèbres; c’était l’apothéose de l’obscurité, glorifiée par le feu mystérieux des pierres précieuses et par les rayonnements de l’or.

Partout, dans le souterrain, dont les profondeurs invisibles semblaient immenses, l’œil devinait des fortunes amoncelées. Une seule étincelle trahissait une colline de ducats mêlés, à la pelle, avec des besans turcs, des guinées anglaises et des louis de France; un seul reflet dénonçait d’uniformes, de prodigieux tas de débris, faits avec des statues d’argent, broyées comme on casse les pierres de nos routes, avec des vases d’or, entiers ou mâchés sous le maillet pour tenir moins de place.

Les lingots se dressaient en pyramides, les rubis, les topazes, les émeraudes ruisselaient en ondes mystiques auxquelles la lampe morne arrachait de vagues et puissantes lueurs.

Il y en avait, il y en avait! Jamais la noire folie d’un avare n’aurait pu accumuler tant d’éclats sinistres et superbes dans une pareille nuit.

L’œil, éperdu d’abord, s’accoutumait à ces ténèbres, comme si le spectateur eût été réellement captif entre les quatre murailles et comme si la voûte humide eût pesé sur son crâne.

L’ivresse naissait. On enfonçait jusqu’aux genoux dans ce sol sonore et mobile tout composé de quadruples, de piastres, de sequins où nageaient, comme les goëmons et les coquilles tapissent le fond de la mer, des colliers de perles d’un prix inestimable, des bracelets, des bagues, des rivières et des diadèmes.

Irène avait raison, c’était beau.

Deux créatures humaines animaient cette orgie où l’ombre enivrait la lumière et créait un mirage véritablement diabolique. Au milieu de ces perspectives d’or sans limites ni bornes et que la nuit semblait multiplier jusqu’à l’impossible, deux hommes vivaient, l’un debout, l’autre terrassé.

Le premier, jeune, beau: une figure imberbe, ayant la blancheur – et la dureté du marbre.

Le second, arrivé aux plus extrêmes frontières de la vieillesse.

Le jeune avait à la main un couteau sanglant.

Le vieux portait au cou une large entaille, sanglante aussi.

Le jeune homme venait évidemment de frapper le vieillard. Cependant, celui-ci, et c’était l’énigme proposée par cette étrange toile, tout mourant qu’il était, tendait avec résignation une clef à son assassin et prononçait des paroles qui semblaient être la révélation d’un secret.

Entre eux deux et malgré une différence d’âge qui ne pouvait être évaluée à moins d’un demi-siècle, une ressemblance existait.

Vincent contempla le tableau pendant plusieurs minutes en silence. On eût dit qu’il faisait effort pour garder son sang-froid.

– C’est le trésor des frères de la Merci, dit Reynier, comme s’appelaient entre eux les bandits de la seconde et de la troisième camorre, dits aussi les Veste nere ou Habits Noirs.

– Le vieillard est Fra Diavolo? demanda Vincent.

– Fra Diavolo mourant, oui; le jeune homme est Fra Diavolo naissant, car ces coquins-là jouaient le jeu du Phénix qui rajeunit sans cesse, et vous voyez quels moyens ils employaient.

– Le fils tuait le père! prononça tout bas Irène en frissonnant pour cela.

– Quand le père ne parvenait pas à supprimer le fils.

– À qui ressemble donc le vieillard? murmura Vincent.

– Au colonel Bozzo, parbleu! cela m’a frappé dès la première fois que je l’ai vu.

– Et le jeune homme?

– Regardez-moi bien, père, dit le jeune peintre, qui se mit à rire. Vincent regarda, mais baissa les yeux aussitôt.

– Par exemple! se récria la fillette, mon frère Reynier n’a pas l’air si méchant que cela! Et pourtant…

– Quelqu’un a-t-il vu cette toile? demanda Carpentier, qui était tout pensif.

– Personne, répondit Reynier, à moins que ce soit Mme la comtesse de Clare, qui a fureté un peu partout. Elle ne m’en a pas parlé.

Vincent Carpentier fit signe à Irène qui remit son châle et son chapeau.

– Garçon, dit-il, cette toile doit être en effet tendue sur châssis; je veux la revoir et l’examiner à mon aise. Quand elle te reviendra, tourne-la contre le mur. Je te l’achète et je désire qu’elle ne soit que pour moi.

XIII Le tableau de la galerie Biffi

Le roman de la poseuse voilée se rapportait beaucoup plus intimement qu’on ne peut le penser à l’histoire du tableau du Brigand.

C’est pour cela que nous avons parlé d’abord de ce tableau, qui était, depuis lors, revenu à l’atelier, et sur lequel Reynier avait jeté une housse pour obéir à la volonté de son père d’adoption.

La fantaisie de celui-ci semblait avoir tourné; le tableau ne l’occupait plus. Il faisait à l’atelier des visites plus rares et plus courtes, pendant lesquelles une pensée étrangère l’absorbait évidemment.