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Reynier, nature confiante, bien portant de corps et d’esprit, n’était pas homme à se tourmenter pour si peu.

Il attribuait les préoccupations de Vincent à l’importance toujours croissante de ses affaires.

Et quand il avait frappé en vain trois ou quatre soirs de suite à la porte de la maison de Vincent, il se disait:

– Père n’aime plus son chez-lui: il regrette toujours celle qui est morte.

Quelques jours après la visite d’Irène, un matin, Reynier était seul à son atelier et travaillait à la commande de Mme la comtesse de Clare.

L’ébauche lui en déplaisait, quoiqu’il eût déshabillé déjà bien des modèles sans trouver son idéal pour le torse de Vénus.

Il chantait, en peignant, quelque refrain d’Italie avec sa voix mâle, qui n’avait point de prétentions, mais qui sonnait juste et pleine.

C’était une belle matinée, la lumière débordait, quelque chose de jeune et de bon était dans l’air; aussi le sourire d’Irène voltigeait autour de la pensée de Reynier.

L’avenir était plein de promesses. Irène allait avoir seize ans. Encore deux années de solitude, peut-être moins… et quelle solitude! Un rêve tout près d’être réalisé, un espoir certain, le bonheur si voisin que les parfums en arrivaient déjà jusqu’au cœur!

Reynier se sentait heureux si profondément qu’il avait crainte.

Il aimait bien, quoique son amour ne fût pas de ceux qui s’expriment avec des paroles ardentes.

Ils n’ont rien à dire, ces amours qu’on porte en soi comme une nécessité, qui font partie de l’être comme le sang et la chair qui vivent parce qu’on vit, n’ayant pas commencé, ne devant pas finir.

Leur éloquence n’est pas au-dehors, ils s’affirment par la joie résistante et robuste.

Aussi sont-ils offensants parfois pour autrui comme la trop bonne santé. Les dames ne les regardent pas d’un œil bienveillant.

Il faut les poignarder, ces amours, pour les rendre intéressantes.

La concierge de la rue Vavin, qui avait à la vitre de sa loge un petit écriteau demandant des poseuses «pour le corps», entra et dit qu’une dame venait s’offrir.

Elle prononça le mot dame d’une certaine façon. D’ordinaire, elle appelait les jeunes personnes qui servaient de modèles des «loueuses de viande.»

C’était dur, mais Mme Malagraux avait beaucoup de vertu. Elle ne laissait entrer chez le vieux professeur du premier étage que les petites demoiselles bien tenues qui lui laissaient une bagatelle en sortant.

– Est-elle jolie? demanda Reynier.

– Qu’est-ce que ça fait à un innocent comme vous? riposta la portière.

Reynier se mit à rire et répondit:

– C’est pourtant vrai que ça ne me fait rien, maman Malagraux. Dans le regard que la concierge lui jeta, il y avait de l’admiration et de la pitié.

– Et gaillard avec cela! murmura-t-elle, et aussi agréable à voir que s’il était mauvais sujet!… La dame est voilée pour de bon, rien ne perce. Seulement, elle a de jolies manières et quant à la taille…

Au lieu d’achever, Mme Malagraux fit un bruit mignon avec ses lèvres en baisant le bout de ses doigts.

Dans le Dictionnaire des synonymes, à l’usage des concierges, «avoir de jolies manières» et «donner la pièce» sont portées comme locutions équivalentes.

Reynier ordonna de faire entrer la dame.

Celle-ci, comme nous l’avons dit déjà, portait en toute sa personne un cachet de haute distinction.

– Combien me prendrez-vous? lui demanda Reynier après l’avoir saluée.

Son sourire exprimait franchement une pensée qui, chez tout autre, eût été de la fatuité.

Chez lui, c’était tout simplement une frayeur, échappant au ridicule par sa naïveté même et surtout par sa gaieté.

La dame répondit sur le même ton rieur.

– Je n’ai aucune espèce de prétention sur votre cœur. Je suis probablement mariée, et, d’ailleurs, j’ai mes pauvres.

Reynier rougit un peu.

– Bon! fit-il, un mot de duchesse! Je ne suis pas de force à jeu-là, madame. Dites-moi ce que vous désirez.

– Il faut d’abord que vous sachiez si je vous conviens.

– J’en jurerais! s’écria Reynier. Il ajouta:

– Est-ce que je vous connais, madame?

– Non, répliqua l’inconnue. Faisons vite. J’ai hâte de savoir si vous acceptez mes conditions.

Sur un geste d’elle Reynier s’éloigna.

– Fait! dit-elle après quelques instants, comme les enfants qui jouent à cache-cache.

Reynier revint et se retourna devant une femme entièrement nue, sauf la tête et les pieds, qui disparaissaient derrière le flot de gaze disposé pour figurer le nuage.

Reynier resta comme ébloui. C’était la beauté même, la splendeur de la beauté. C’était Vénus, la voluptueuse mère des désirs, l’amour des dieux, l’enivrement de la lyre antique.

– Est-ce que cela vous suffit? demanda l’inconnue, toujours voilée de noir, même sous l’abri de sa nuée.

– Vous allez exiger beaucoup, dit Reynier, qui effaçait déjà sa première esquisse.

– Rien qui vous regarde, répliqua Vénus, et pendant que nous discutons notre marché, je vous permets de me voler quelques contours. Je viens d’Italie comme vous. Je suis mêlée à une aventure mystérieuse, drame ou comédie, peu vous importe. Le hasard m’a mise en présence d’un tableau qui vous appartient…

– Celui du Brigand! s’écria le jeune peintre. Cette diable de toile est fée. Tous ceux qui l’ont vue croient y reconnaître quelqu’un…

– Vous avez bien cru vous y reconnaître, vous! prononça Vénus à voix basse.

– Et après? fit Reynier, est-ce le tableau que vous voulez pour votre pose? Il est vendu ou plutôt donné, mais je peux vous en faire une copie.

– Ce n’est pas le tableau, répondit l’inconnue, c’est l’histoire du tableau.

– L’histoire est dans le tableau même. Regardez-le, vous la lirez.

– Vous ne me comprenez pas. Je cherche quelque chose… ou quelqu’un.

– Si c’est le trésor de la Merci, je vous souhaite de le trouver, belle dame. Il doit être quelque part dans la caverne d’Ali Baba… Sur ma parole d’honneur, quand vous auriez tous les diamants que le peintre Brigand y a mis, vous n’en seriez pas plus belle!

– C’est peut-être le trésor, peut-être la clef du trésor…

– «Sésame, ouvre-toi!» dit le jeune peintre en riant. Je n’ai pas ce loquet magique.

– Peut-être encore un des deux hommes…

– Mais le tableau a soixante ans de date! interrompit Reynier.

– Qu’en savez-vous? fit vivement l’inconnue.

Reynier ouvrait la bouche pour répondre, lorsqu’elle reprit avec impatience:

– D’ailleurs, ceci est mon affaire et non point la vôtre. Ce que j’entends par l’histoire du tableau, c’est la série des circonstances qui vous ont porté à distinguer, dans une galerie pleine de pages illustres, ce morceau, curieux, mais d’une valeur secondaire pour quiconque ne sait pas…