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Elle hésita.

– Le mot de la charade? acheva Reynier.

– Sinon le mot, dit Vénus, du moins quelque chose se rapportant au fait mystérieux et l’expliquant suffisamment pour en rendre la représentation compréhensible.

Reynier s’arrêta de peindre.

– C’est pourtant vrai, pensa-t-il tout haut, que sans mon aventure de Sartène, je n’aurais pas fait attention à cette toile perdue dans le mauvais jour d’une encoignure et tuée par le voisinage d’un Giorgione qui la mettait à l’ombre comme sous un parapluie.

Le beau corps de l’inconnue eut un léger tressaillement à ce nom de Sartène, mais elle garda le silence.

– Voyez-vous, reprit Reynier, toutes ces choses-là me sont tellement indifférentes, que je resterai votre débiteur, même après vous les avoir dites. C’est bien le moins que je vous amuse pendant que vous posez. Je n’ai jamais conté mon voyage à personne, j’entends à personne d’étranger. Voulez-vous que je vous le dise? Il est curieux.

– C’est exactement cela que je vous demande; mais ne passez rien.

– Alors, vous choisirez votre salaire dans le tas, sans que je sache ce que vous m’avez pris?

– Quien sabe? prononça l’inconnue avec le pur accent espagnoclass="underline" qui sait? Je désire pour vous, mon cher peintre, que vous ne soyez jamais mêlé qu’à de joyeuses histoires. Mais le temps passe: commencez.

Reynier commença ou plutôt voulut commencer par la visite de Francesca Corona, qui avait apporté, six ans auparavant, un changement si soudain dans la pauvre maison de Vincent Carpentier; mais Vénus ne l’entendait pas ainsi.

– Remontez plus haut, dit-elle, vous n’êtes pas né à seize ans. Ceux qui ne savent rien de leur origine sont sujets à concevoir des espérances romanesques. Le passé est pour eux une loterie. Au gré d’un sort inconnu, leur billet peut tout aussi bien être illustre que misérable. À cet égard, Reynier pouvait passer pour une exception parmi ses pareils. Sa nature résolue et tranquille l’avait éloigné de ces rêves. Il acceptait comme un fait accompli l’impossibilité de connaître jamais sa famille.

On peut même dire que, les impressions de sa première enfance ne lui rendant que les souvenirs de la faim, de la fatigue, du froid qui accompagnent une vie vagabonde, il ne donnait point le nom de famille au sauvage accouplement dont il croyait être issu.

Et pourtant, telle est la force de ce sentiment qui nous reporte vers notre berceau, tous tant que nous sommes, que Reynier fut frappé très fortement par l’insistance de son mystérieux modèle.

Son regard interrogea comme si l’admirable beauté de ce corps sans visage avait eu une physionomie pouvant répondre à sa muette question.

Un éclat de rire argentin retentit sous le voile et Vénus répéta du bout des lèvres:

– Qui sait? Dites-moi tout. Mais tout!

– Ma foi, répondit Reynier gaiement, vous avez bien raison de rire. Il m’a passé une idée d’enfant trouvé. Vous ne pouvez être ma mère, mais j’ai rêvé tout à coup de quelque charmante sœur quittant palais et château pour courir après son ancien petit frère, devenu un grand diable de rapin. Je vous dirai tout, et cela meublera nos séances… car vous reviendrez, n’est-ce pas?

– Dix fois s’il le faut, cher frère, répliqua Vénus. Allez!

Et Reynier se mit à raconter son enfance errante dans la campagne de Trieste et dans l’Italie autrichienne; le hasard de sa rencontre avec Vincent, les bontés de la première Irène, Mme Carpentier, qui se mourait belle et douce comme un ange; le dévouement religieux qui était né en lui pour l’autre Irène, celle qui était maintenant une adorable jeune fille et qu’il appelait sa fiancée.

Vénus écoutait avec une attention soutenue. Elle faisait parfois des questions.

Elle essaya surtout d’obtenir des détails sur la vie de Vincent Carpentier au temps de sa misère et sur les rapports, si avantageux pour lui, qu’il avait noués avec le colonel Bozzo-Corona.

À cet égard, Reynier ne pouvait pas lui fournir de renseignements bien précis. Dès ce temps-là, Vincent vivait beaucoup en dehors de la maison. Il témoignait aux deux enfants une tendresse inaltérable, mais il les jugeait trop jeunes sans doute pour leur confier ses secrets.

Vénus posa deux heures et revint le lendemain, chassant par sa présence Échalot et Similor, dont chacun était un tiers de Diomède.

À cette seconde séance, Reynier crut deviner que Vénus était là pour Vincent Carpentier. Le récit avança peu à cause des questions de la belle poseuse, mais le tableau marcha, en même temps que la familiarité grandissait entre le peintre et son modèle.

Aujourd’hui, c’était le troisième jour. Vénus dit en se déshabillant:

– Il faut finir d’un coup l’histoire et le tableau. Vous ne me verrez plus. C’est notre dernière séance.

XIV L’aventure de Reynier

Reynier fut tout triste.

– Vous quittez Paris? demanda-t-il.

– Je pourrai vous répondre: oui, dit Vénus en prenant sa pose, qui semblait aujourd’hui plus gracieuse encore, s’il est possible, et plus divine; mais je ne sais pourquoi il me déplairait de vous tromper. Je ne quitte pas Paris, mais je suis mêlée à de singulières choses – auxquelles peut-être vous n’êtes pas tout à fait étranger. On m’espionne. Mes visites à votre atelier deviendraient demain un danger pour moi – et pour vous.

Un geste coupa court aux questions de Reynier.

– Je vous écoute, ajouta-t-elle.

– Où en étais-je? demanda le jeune peintre. Nous n’avons pas même encore parlé du tableau, qui est revenu ce matin de chez l’encadreur.

Il n’acheva pas, parce que Vénus s’était redressée d’un bond. Elle s’enveloppa dans sa gaze et s’élança vers le tableau dont elle souleva la housse.

– Ne me regardez pas, dit-elle, mon voile m’empêche de voir, je veux l’écarter.

Reynier se détourna loyalement.

Vénus resta plusieurs minutes en contemplation devant le tableau.

– Il a beaucoup frappé Vincent Carpentier! murmura-t-elle, sans savoir qu’elle parlait.

– Beaucoup, répéta Reynier.

– Il a trouvé une ressemblance entre vous et le jeune homme?

– En effet, Irène aussi. Moi, je l’avais déjà remarquée.

Vénus revint prendre sa place sans rien ajouter qui eût trait à la peinture. Une fois couchée sur ses coussins, elle dit:

– Vous en étiez à votre naufrage sur les côtes de la Corse.

– C’est pourtant vrai, fit Reynier, dont le pinceau caressait déjà la toile. J’ai trouvé moyen de prendre passage sur le seul paquebot qui se soit perdu, de mémoire d’homme entre Marseille et Civita-Vecchia! Quel temps! miséricorde! Les tempêtes qui sont dans les tragédies de Crébillon aîné font pitié auprès de celle-là! Je m’amusai à regarder ce tohu-bohu tant qu’il fit un brin de jour; mais la nuit tomba vers cinq heures. La dernière chose que j’aperçus fut un vilain nuage noir qu’on me dit être le cap de Porto-Polo, sur la côte sud-ouest de la Corse.

Nous continuâmes de courir comme si le diable nous emportait. Il y eut un craquement à bâbord, et la roue du même côté cessa de battre l’eau. L’officier jura: capedédious! et voulut faire border une voile pour se guider au vent de l’île, car on avait stoppé la machine, mais cherche! La voile craqua comme un demi-cent de fouets et se déchira en lambeaux.