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Un pas pesant se fit entendre tout à coup dans l’escalier.

La vieille remit en poche précipitamment sa bouteille qu’elle était en train de porter à sa bouche. Elle devint blême et se prit à trembler.

– Cette fois, c’est le marchef! balbutia-t-elle en prenant à la hâte tout ce qui était sur la table pour le jeter pêle-mêle dans l’armoire. Je vais être battue.

– Je vous défendrai, voulus-je dire.

– Innocent! fit-elle avec un souverain mépris. Toi! contre le marchef!

Elle prêta l’oreille. Le pas butait contre les marches.

– Il a de la peine à monter, fit la vieille. C’est un ivrogne. Il a peut-être travaillé. Chaque fois qu’il travaille, il boit double. Nous avons le temps.

Tout en parlant, elle m’avait saisi à bras-le-corps et m’entraînait vers la porte, située derrière le lit.

– Le Maître ne rentrera pas avant le jour, grommelait-elle. D’ici là le marchef dormira comme une souche. Tu te sauveras, bijou. Pourquoi donc ai-je fantaisie de te sauver? C’est drôle.

Elle me poussa dans la pièce voisine et referma violemment la porte sur moi.

Mais le sol du trou sombre où elle m’avait mis ainsi était couvert de paille et de débris de toute sorte. Le battant de la porte rencontra un copeau qui le cala, laissant un vide large comme trois doigts entre le volant et le chambranle.

Je pense être assez brave par nature, car je ne me souviens pas d’avoir jamais eu peur.

Je n’avais pas peur.

Ma faim étant assouvie, un besoin irrésistible de repos me tenait, combattu par un sentiment de curiosité qui allait grandissant.

Les choses que je venais d’entendre et de voir m’auraient frappé plus énergiquement si j’eusse été dans mon état normal. Plus tard, l’impression que j’en ai eue par le souvenir a été violente jusqu’à faire courir le frisson dans mes os.

J’étais engourdi cette nuit-là, dominé, vaincu par l’épuisement.

Je n’avais point menti en disant que j’eusse affronté un danger mortel plutôt que les souffrances d’un nouveau voyage à l’aventure dans une pareille nuit.

Mon premier mouvement appartint tout entier à la bête. Je fis comme ces Anglais qui glissent sous la table, après une joyeuse orgie de Londres, et s’arrangent stoïquement pour dormir entre les pieds des autres convives qui ne sont pas encore ivres morts.

Je rassemblai sous moi quelques poignées de paille et j’y reposai ma tête endolorie, sans trop de souci de ce qui allait advenir.

Mais une envie étrange de voir et de savoir me tenait éveillé, malgré mon affaissement.

Mes yeux, que le hasard avait mis juste en face de l’ouverture donnant jour sur la chambre aux deux portraits, restaient ouverts, mes oreilles écoutaient vaguement.

Je voyais devant moi la toile où mille rides sillonnaient la face du vieillard, jaune et luisant comme un ivoire antique. Ses yeux, recouverts par deux touffes de sourcils gris, me semblaient lancer un regard sournois au portrait qui lui faisait face et que je ne pouvais apercevoir.

La porte d’entrée fut poussée avec tant de brutalité que le battant craqua et faillit éclater.

Un homme entra et vint se jeter sur une escabelle, juste au-dessous du portrait.

Cet homme avait une face de bouledogue sur un corps de taureau. Sa tête était découverte et son front disparaissait presque sous l’abondance de ses cheveux crépus.

– Mauvaise nuit, dit-il, on n’y voit pas à mettre un pied devant l’autre.

– Est-ce que vous avez été boire loin d’ici, monsieur Coyatier? demanda la vieille.

– Je n’ai pas bu, non, Bamboche, mauvaise nuit. J’ai gagné le frisson.

Il ajouta en baissant la voix:

– C’est fait!

– Le Père est mort? balbutia la vieille avec plus de curiosité encore que de terreur.

– Allumez une flambée, Bamboche, dit le marchef au lieu de répondre: je grelotte.

Tous ses membres, en effet, tremblaient, et l’on entendait le craquement de ses dents.

La vieille qu’on appelait Bamboche jeta une brassée de sarments dans le foyer.

– Et c’est le fils qui a frappé? demanda-t-elle encore.

Je regardai cet homme à encolure de buffle, affaissé sur lui-même et frémissant comme une femmelette que cherche une crise de nerfs. Il répondit:

– Le marquis Coriolan avait essayé de m’embaucher, mais je ne me mettrai jamais contre le Père-à-tous. J’aimerais mieux affronter Satan. J’ai promis de n’être ni pour ni contre, et de laisser faire. Alors le Coriolan s’est adressé à Giam-Paolo, le Sicilien, au prêtre français et à Nicholas Smith, le voleur de Londres. Le jeune comte Julian, son frère, devait être de la partie, mais ils se sont disputés: Julian voulait la moitié du trésor. Coriolan n’en voulait donner que le quart, à cause de son droit d’aînesse: on a joué du couteau la nuit dernière et Julian est à Sartène, avec un coup de stylet dans les côtes. Donne-moi à manger, la faim me vient à mesure que je me réchauffe.

Il fit rouler son escabelle vers la table où, sans doute, sa compagne lui servit les restes de mon souper. Je cessai de le voir. Il n’y avait plus en face de moi que le portrait du vieillard dont les rides souriaient sarcastiquement.

Mais je continuai d’entendre parler le marchef pendant que ses mâchoires broyaient la nourriture avec bruit comme les dents d’un gros chien.

Puis-je dire que j’écoutais? Mon état général était une sorte de somnolence où il y avait de la fièvre.

Tout mon corps brûlait par la réaction du froid que j’avais eu.

Je comprenais ou plutôt de devinais confusément le rébus lugubre dont les signes se déroulaient dans mon demi-rêve.

Ce fut seulement plus tard que toutes ces choses me revinrent en mémoire, éclairées par une lumière tout autre, qui les grava profondément dans mon souvenir.

– Quand même le Julian mourrait de sa blessure, dit la vieille Bamboche, la besogne du marquis Coriolan n’est pas finie. Le Julian avait eu un fils de Zorah, la Gitanette. Zorah emporta l’enfant, mais les petits de cette race-là ne se perdent jamais. L’enfant reviendra donner son coup de couteau, quand l’heure aura sonné.

Le marchef répliqua:

– Tu te trompes. La besogne du marquis Coriolan est finie, est bien finie. N’as-tu rien entendu d’extraordinaire, cette nuit?

– Si fait. Il ventait tourmente à déraciner la montagne. Chaque fois que la tempête fait rage ainsi, elle arrache quelques grosses pierres aux vieux remparts.

– C’est cela. Beaucoup de grosses pierres sont tombées. Personne n’avait vu le Père-à-tous. On savait seulement qu’il devait venir, par une lettre de Paris que le docteur avait apportée. La lettre convoquait le conseil dans la grande salle qui est au-devant des sépultures. La table était dressée dans l’ancienne chambre du Trésor, où il n’y a plus rien. C’est moi qui ai rangé les couverts, ils étaient onze. Le Père avait sa place marquée entre le marquis Coriolan et Nicholas Smith.

«Pour arriver à la grand-salle, il faut passer devant la porte du tourbillon où était l’horloge. Coriolan, le prêtre, Gianni-Paolo, et Nicholas Smith s’étaient postés dans le tourbillon, dont ils avaient laissé la porte entrebâillée. Ils étaient armés tous les quatre, ils attendaient le Père depuis le coucher du soleil.