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Il ne faut qu’un taureau pour un troupeau. Les voyageurs ont raconté cette tragédie du désert américain où le jeune buffle se retourne contre son père et gagne à coups de cornes la royauté de la prairie. Ainsi en était-il dans les sérails d’Orient. Égorger ou mourir, c’est la loi naturelle des barbaries.

Celui qui écrit ces pages a écouté un soir, assis sur un fragment de marbre rose, dans les ruines du temple de Pœstum, les récits d’un guide sorrentin, tout fier d’avoir été Habit-Noir (Vesta Nera) sous Bel-Demonio, le Maître des Compagnons du Silence.

Mon guide savait encore les trois mots latins, devise de la mystérieuse confrérie: Agere, non loqui.

FAIRE ET SE TAIRE. Superbe enseigne qui ne sera jamais celle de nos assemblées.

Bel-Demonio, tout jeune et si beau qu’il ressemblait à un dieu, périt d’une mort horrible et splendide, enseveli sous les laves du Vésuve. Et le piège où il tomba avait été dressé par le chef suprême des tiers-carbonari, Michel Pozza ou Pozzo – Fra Diavolo – son père. Le guide ajoutait:

– Tant que la montagne sera au-dessus de la plaine, il y aura des bandits chez nous; mais le bon temps est passé. Les Grands-Larrons sont partis vers l’ouest et le nord. Ils ont emporté ce qui était dans la «Maison des Richesses», les perles, les diamants, tout l’immense trésor des joyeux moines de la Merci. Ils n’ont laissé chez nous que les chiens, les pauvres et les baïoques.

Pendant que ce Napolitain pleurait la gloire éclipsée des cavernes, le soleil écarlate glorifiait les ossements du temple antique, allongeant la perspective merveilleuse des colonnades et baignant les chapiteaux dans un flot d’or empourpré…

La journée avançait. Reynier déposa sa palette, après avoir jeté un coup d’œil à sa tâche achevée. Le nuage, maintenant, vivait. Le fer sacrilège de Diomède perçait un sein qui était un miracle de beauté.

– Madame, dit le jeune peintre, le reste de l’aventure n’a aucun trait au tableau et serait pour vous sans intérêt. Je parvins avec beaucoup de peine à gagner l’auberge la plus voisine, où je dormis dix-huit heures de suite.

À mon réveil, quand je parlai de grands bâtiments demi-ruinés entre Sartène et la côte, on éluda mes questions.

J’avais peu d’argent, ayant perdu tous mes bagages; la plus simple prudence me commandait de ne pas m’embarquer dans une aventure qui ne présentait que des dangers.

Je louai un voiturin qui me conduisit à Ajaccio, d’où je passai en Italie.

À Rome, je trouvai des lettres de Vincent Carpentier et de la chère enfant sur qui j’ai placé tous mes espoirs de bonheur. Ils avaient su par les journaux le naufrage du paquebot et me suppliaient de les tirer d’inquiétude.

Je répondis, mais sans entrer dans les détails romanesques qui avaient suivi mon naufrage. Ces détails ne sont connus que de deux personnes, mon père d’adoption et vous.

Je les ai fournis à M. Carpentier comme à vous à propos du tableau de la galerie Biffi, sur lequel il me demandait des explications.

Dès mon arrivée à Rome, l’idée d’art s’était emparée de moi tout entier. Je ne voyais qu’une chose, mon travail.

Je ne puis dire que j’eusse oublié l’aventure de Sartène, au contraire, je m’étonnais souvent de l’obstination avec laquelle ma mémoire y revenait en dépit de moi-même; mais à mesure que le temps passait, les circonstances de cette aventure m’apparaissaient de plus en plus étranges, et j’en arrivais à douter de mes propres impressions.

Je me défiais de mes souvenirs.

Je me représentais mon état de fatigue et de souffrance. Je me disais: Ce n’était certes pas un rêve, mais la fièvre a dû être pour beaucoup dans tout cela.

Vers la fin de la quatrième année de mon séjour à Rome, le hasard, en plaçant devant mes yeux, dans la galerie Biffi, le tableau du Brigand, rendit en quelque sorte ma fièvre d’autrefois à son état aigu.

C’était le drame de ma nuit sicilienne que je revoyais, mais retourné en sens inverse. Ici, l’assassin était le fils et la victime, le père ou l’aïeul.

Je ne puis vous dire à quel point me paraissait exacte la ressemblance entre les deux personnages du tableau et les deux portraits de la chambre où la vieille Bamboche m’avait accordé l’hospitalité.

Seulement, ici les costumes donnaient une date à la peinture. Elle avait dû être faite dans le dernier quart de l’autre siècle.

De sorte que le jeune homme du tableau de la galerie Biffi pouvait être le vieillard du portrait de Sartène…

– C’est certain! dit vivement Vénus, dont nous avons supprimé depuis longtemps les marques d’intérêt pour ne point allonger notre récit. Vous calculez juste.

Elle avait quitté les coussins et refaisait sa toilette derrière le tableau qui lui servait d’abri. Elle ajouta:

– Vous parliez de roman, je n’en connais pas de plus curieux que celui-là. Je suis sûre d’en rêver bien des nuits.

– Par lui-même, reprit Reynier, par le fait mystérieux et dramatique qu’il représente, le tableau est de ceux qui forcent l’attention, il vous a frappée, madame, jusqu’à vous induire à une démarche assurément singulière, il a frappé mon père comme vous. Et pourtant, ni vous ni mon père vous ne connaissiez les masques, ni vous ni mon père vous n’étiez dans cette condition extraordinaire qui décupla ma surprise et produisit sur moi à première vue un véritable choc.

Pour la troisième fois, la voix de l’inconnue, derrière la toile, prononça la question proverbiale des Espagnols.

– Quien sabe? (Qui sait?)

Et son rire mélodieux ponctua sa courte phrase.

– Ce que je sais, répliqua le jeune peintre, c’est que cette histoire-là a le privilège de me rendre un peu fou. Vous avez bien deviné le bizarre plaisir que j’avais à vous la raconter. Ma tête travaille. J’ai eu l’idée que mon père d’adoption en savait plus long qu’il ne voulait le dire. Et vous-même… voyons! Est-ce une autre aventure qui commence?

Au lieu de répondre, Vénus dit, gardant son accent enjoué:

– Vous êtes payé, exécutez le marché jusqu’au bout. Ce que j’ai envie de savoir maintenant, c’est le résultat de votre excursion en Sicile, à la recherche de la maison mystérieuse.

– Cela vient plus tard, repartit Reynier. J’en appris bien davantage à Rome même; j’interrogeai de tous côtés; les réponses ne manquèrent point, car en Italie la légende des moines de la Merci est aussi populaire que les hauts faits de Schinderhannes sur les bords du Rhin ou les exploits de Cartouche à Paris.

On me donna sur le trésor des Veste Nere des renseignements si positifs que je pus l’évaluer au double de la richesse contenue dans l’univers entier. Tout me fut expliqué, même le fait si caractéristique: la clef tendue à l’assassin par la victime – toujours dans le tableau.

C’est la clef du trésor, et c’est la loi même de cette bataille séculaire qui se livre entre les pères et les fils dans cette famille d’Atrides.

Celui qui succombe doit livrer la clef, et il y a une formule consacrée. Le vaincu dit au vainqueur en donnant cette clef terrible: