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– Mon père – ou mon fils -, voilà ce qui t’a mis un couteau dans la main, et ce qui te mettra un couteau dans le cœur.

L’inconnue dont la toilette était achevée sortit en ce moment de son abri.

Ce n’était plus Vénus, mais bien (par la taille, du moins, car son voile épais lui couvrait toujours le visage) une charmante jeune femme, mise avec la plus gracieuse élégance.

– Il se fait tard, dit-elle, achevez.

– J’ai fini, répliqua Reynier, et sans le désir que vous m’avez manifesté au sujet de mon second passage en Sicile, je n’aurais plus qu’à vous remercier de tout cœur. Grâce à vous, et pour une fois, j’aurai eu du talent, madame.

L’inconnue vint se mettre devant le chevalet. Elle n’avait pas encore vu le résultat de cette longue séance.

Un instant, elle resta muette et attentive à regarder l’œuvre de Reynier.

– Me voyez-vous vraiment comme cela? murmura-t-elle avec une nuance d’émotion dans la voix.

– Vous êtes beaucoup plus belle que cela, répondit simplement le jeune peintre.

Elle lui tendit sa main, qui était adorable, et dit tout bas:

– Peut-être que nous ne nous reverrons jamais. Cependant, il y a dans la vie des rencontres inattendues. Souvenez-vous, je me souviendrai… et achevez, j’écoute.

– C’était «le tableau du Brigand», reprit Reynier, qui avait ravivé sa manie à moitié calmée. Avant de retourner en France je voulus revoir, ou plutôt «voir» le lieu inconnu où j’avais fait naufrage dans de si profondes ténèbres, et partant de là – à pied -, m’enfoncer tout seul dans les terres, pour retrouver la grande maison ruinée.

J’arrivai à Ajaccio, d’où une barque de pêche me conduisit à la pointe de Campo-More, au sud du golfe de Valinco.

Il m’eût été assurément difficile, au milieu de ces criques innombrables qui festonnent et tourmentent la côte, de retrouver le lieu exact où notre vapeur s’était perdu, mais cela importait peu en définitive.

Je savais maintenant assez d’italien pour interroger les gens du pays et comprendre le patois corse de leurs réponses.

Après m’être orienté de mon mieux, je pris les champs entre Capo-Maro et une petite bourgade dont le nom m’échappe, située à l’ouest de Chiave.

Dès les premiers pas, il me sembla que je retrouvais mes impressions.

On était en hiver comme l’autre fois. Seulement, le vent était sec; au lieu de tourbillons de pluie, j’avais des nuages de poussière glacée.

Je marchai, quêtant à droite et à gauche comme un chasseur ou un antiquaire, depuis neuf heures du matin jusqu’à la nuit.

Je vis de loin Sartène qui était un excellent jalon pour circonscrire le champ de mes recherches.

Je peux dire que chaque mètre de terrain fut exploré par moi. Je ne trouvai rien, sinon de pauvres fermes, quelques villas modestes, un château bâti depuis peu et un très grand établissement, d’apparence tout moderne, qu’on appelait: «L’Hospice du Colonel.»

J’y revins deux fois, car l’Hospice du Colonel était situé à égale distance de la mer et de Sartène, à l’endroit précis que mon instinct me désignait.

On me dit que c’était une fondation du colonel Bozzo.

J’étais payé pour connaître le grand cœur de cet homme de bien. Je suis son obligé, comme mon père et ma bien-aimée petite Irène.

Il me fut dit que l’Hospice du Colonel, outre les malades corses, contenait bon nombre de gens de Paris qui venaient réchauffer sous le soleil méridional leur nature épuisée par les privations ou les excès.

Je ne pouvais m’en aller, cependant, sans avoir interrogé. À mes questions, il fut répondu qu’il n’y avait point de ruines dans le pays, sauf celles de l’ancien couvent de la Merci, situées à plusieurs lieues de là, de l’autre côté de Sartène…

Reynier fut interrompu ici par un bruit qui se faisait à la porte principale.

On essayait familièrement de tourner le bouton en dehors.

Il va sans dire que, pendant les séances données par l’inconnue, l’atelier était fermé. Comme le bouton résistait, on frappa précipitamment.

– Vous pouvez sortir par ici, dit Reynier en montrant la porte de la rue Vavin. Je reconnais ce visiteur à sa manière de frapper: c’est mon père.

L’inconnue, qui avait déjà fait quelques pas vers la porte latérale, s’arrêta court.

– Ah! fit-elle, vous pensez que c’est M. Vincent Carpentier?

– J’en suis sûr. L’inconnue hésita.

– Eh bien! Reynier, appela-t-on du dehors, ouvre donc!

– Ouvrez, dit l’inconnue.

Et comme le jeune peintre semblait étonné, elle ajouta:

– Je veux voir l’effet que produira sur lui notre esquisse… car elle est bien un peu à nous deux.

Derrière son voile on devinait clairement un sourire. Reynier alla ouvrir. C’était bien vraiment Vincent, qui s’écria en entrant:

– Pourquoi diable cette porte est-elle fermée?

Il s’interrompit à la vue de la femme voilée et son regard exprima un étonnement. Il salua; l’inconnue répondit à son salut.

– Voici l’explication, dit Reynier, en montrant son chevalet. Vincent Carpentier regarda l’esquisse et fit un geste d’admiration.

– C’est beau! murmura-t-il, c’est très beau.

Et son regard furtif revint vers le modèle, dont il sembla détailler la toilette aristocratique avec une surprise croissante. Reynier gardait toute la sérénité de sa loyale et belle figure.

– Père, dit-il, je ne me suis pas ruiné en frais de séance. D’autres que vous s’intéressent au tableau de la galerie Biffi.

Carpentier tressaillit et le rayon qui jaillit de son œil sembla faire effort pour percer le voile de l’inconnue. Reynier poursuivit:

– Le tableau est là, vous pourrez l’enlever quand vous voudrez. Le regard de Carpentier suivit le geste du jeune homme.

Il fit un pas vers le tableau, mais s’arrêta soudain parce qu’un bras se passa sous le sien.

C’était le modèle qui prenait cette liberté, à la grande stupéfaction de Reynier.

– Monsieur Vincent, dit-elle, vous regarderez cette toile une autre fois. J’ai à vous parler. Je vous demande une place dans votre voiture.

– Ai-je donc l’honneur d’être connu de vous, madame? demanda l’architecte avec une certaine hauteur.

– J’ai, moi, le plaisir d’être de vos amies, répondit le modèle. Me refusez-vous?

– Madame, balbutia Vincent. Je suis à vos ordres. Comme ils se dirigeaient vers la porte, le modèle dit encore:

– Adieu, monsieur Reynier, et peut-être au revoir! En tout cas, merci! Tôt ou tard, si quelqu’un se réclame de vous au nom de Vénus blessée, ayez de la mémoire.

Un geste gracieux et noble ponctua ces derniers mots. Elle disparut avec Vincent, laissant Reynier en proie à un inexprimable étonnement.

XVIII Le pacte

Aussitôt que l’architecte à la mode et sa compagne furent dans le coupé qui stationnait dans la rue de l’Ouest, Vincent demanda, non sans une certaine sécheresse:

– Trouverez-vous indiscret, madame, le désir que j’ai de savoir…