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Vincent Carpentier avait en effet changé de couleur parce que les dernières paroles de la comtesse de Clare avaient évoqué pour lui une vision.

Cette femme de grande taille, à figure blême et froide, encadrée de voiles noirs, qu’il avait rencontrée près de sa fille au couvent, la mère Marie-de-Grâce venait de passer devant ses yeux.

– Madame, murmura-t-il, pour peu que votre dessein fût de m’amener à confesser la misère de ma position si enviée, vous avez réussi. Je suis comme ceux qui profitent d’un pacte avec Satan. Je ne jouis pas de ma prospérité. J’ai peur.

– Et vous avez raison d’avoir peur, articula nettement la comtesse Marguerite; il y a de quoi.

Vincent poursuivit:

– Il y a des jours où je forme le projet de tout abandonner, de prendre avec moi mes deux enfants et de fuir bien loin au-delà de la mer.

– Des jours, non, rectifia Marguerite. Dites des heures pour rester dans le vrai. Mais l’heure qui suit vous trouve enfiévré par la passion qui me possède moi-même; car, moi aussi, j’ai gagné le gros lot; moi aussi je devrais jouir en paix de ma fortune inespérée; – et moi aussi, je laisse errer le regard de mon imagination affolée parmi les monceaux d’or, de perles, de diamants dont le «tableau du Brigand» fait deviner dans la nuit des prodigieuses perspectives. Voulez-vous partager?

Ses yeux brûlants étaient fixés sur ceux de l’architecte, dont les paupières battirent et se baissèrent.

– Sur mon salut, balbutia-t-il, et, si vous ne croyez pas en Dieu, sur mon bonheur, sur ma vie, sur l’existence de ma fille, je jure, que je ne sais rien, que je ne veux rien!

La comtesse avait avancé sa main.

– Poltron! fit-elle en la retirant avec mépris. Puis elle ajouta:

– Menteur! à quoi passez-vous vos nuits depuis six ans? Pourquoi cet air distrait qui vous suit partout? On ne vous connaît pas une histoire de femme, vous dédaignez la table, vous n’aimez rien de ce qui s’appelle le plaisir… Ah! pour tromper le colonel Bozzo-Corona… et même moi qui ne lui vais pas à la cheville, il eût fallu au moins un comédien, et vous n’êtes qu’un fou!

Carpentier semblait atterré.

– Cela devait venir! pensa-t-il tout haut. Le pacte! Le pacte avec Satan! On en meurt toujours! Madame, écoutez-moi et croyez-moi: depuis six ans je passe mes nuits à trembler. Cet air distrait qui me suit partout, c’est la conscience que j’ai de ma condamnation. Aimer une femme, moi! mais le désir s’obstine-t-il jusque dans l’agonie? La table, le plaisir…

Il s’interrompit en un rire découragé. La comtesse, qui l’écoutait froidement, dit:

– Si vous êtes si bas, pourquoi refusez-vous l’association que je vous offre?

– Parce qu’il a tenu sa promesse.

– Qui? Satan?

– Il m’avait dit d’oublier. J’ai oublié. Je vis encore. N’est-ce rien? Son mouchoir, déjà baigné, essuya la sueur de ses tempes.

La comtesse Marguerite drapa son châle sur ses épaules.

– Faites arrêter, dit-elle, je suis arrivée.

On était sur la place de l’ancien Château-d’Eau, devant le Palais-Royal.

Carpentier mit un certain empressement à obéir.

La brune venait. La comtesse reprit son ton de grande dame qui, en vérité lui allait à ravir.

– Vous voilà débarrassé de moi, cher monsieur, dit-elle en ouvrant elle-même la portière du coupé. Je vous apportais la sécurité avec la fortune, car je ne tremble pas, moi, quand même il s’agit de Satan. Satan me connaît et compte avec moi. Vous m’avez repoussée. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.

– Croyez, madame, voulut interrompre l’architecte, que je ne révélerai à âme qui vive…

Elle ne le laissa pas achever.

– Je vous tiens quitte de votre discrétion, continua-t-elle. Dites seulement à un vieil homme que je soupçonne être de votre connaissance, et qui, au lieu de coucher honnêtement dans son lit, a loué une mansarde rue des Moineaux, sur les derrières de l’hôtel Bozzo, qu’un malheur est bien vite arrivé à son âge. Il a trouvé ce qu’il cherchait, ce vieil homme: c’est le moment critique. Adieu!

Elle referma la portière, et, rabattant son voile, elle gagna la station des fiacres, devant le poste municipal.

Carpentier resta un instant immobile, livide comme un homme à l’agonie.

Quand son cocher, étonné de son silence, descendit pour s’informer de la route à prendre, il répondit:

– Je ne sais pas où je veux aller.

– Monsieur se sent malade? demanda le cocher.

– Non… à l’hôtel. La voiture s’ébranla.

Vincent Carpentier, comme si on l’eût éveillé d’un engourdissement profond, regarda la place où s’asseyait naguère la comtesse. Puis, laissant tomber sa tête entre ses mains, il murmura:

– Je ne pouvais pas échapper à mon sort. On m’a reconnu sous mon déguisement de nuit. Je suis perdu!

XIX La maison de Vincent

Le proverbe qui dit: «Mal chaussé comme un cordonnier», avait du bon autrefois, mais l’art marche, et, en toutes choses, chaque producteur tend à devenir sa propre enseigne. Les pieds de nos bottiers sont torturés maintenant dans du vernis, et je sais un jeune gentilhomme, tailleur de son état, qui est si cruellement bien mis, que les polissons l’acclament dans la rue.

Il y a un autre proverbe: «Maison d’architecte», qui contient à égale dose, comme tous les axiomes populaires, l’admiration et la raillerie.

La maison d’architecte, bâtie par l’architecte pour l’architecte, est à la fois un domicile et une réclame. Il faut que son aspect seul fasse rêver les gens qui ont en eux l’étoffe d’un client d’architecte.

Cela doit être pimpant, coquet, un peu bête, bourré de commodités, de confortabilités, semé de fleurs utiles ou choux-fleurs, encombré d’inventions dites américaines, qui font au besoin une cheminée d’une armoire et un calorifère d’une fontaine.

Cela doit être bon à visiter avec un permis, comme autrefois les appartements de l’Hôtel-de-Ville quand le sénateur préfet de la Seine et Mme la préfète étaient à la campagne.

C’est moins grand qu’un ministère, mais comme c’est plus mignon!

Après avoir examiné la chose, des petites caves au petit grenier, les ménages rentrent chez eux tout pensifs, et le germe de la construction fermente dans l’arrière-boutique.

– C’est une bonbonnière! dit le marchand.

Et la marchande, toujours plus poétique, répond:

– C’est un écrin!

Sont-ils dragées ou bijoux, pour qu’on les y mette, ces bonnes gens? Peu importe. Ils ont de quoi se donner une boîte: ils bâtiront, les malheureux!

Vincent Carpentier, dont la position s’était faite toute seule et comme par enchantement, n’avait pas eu besoin de se fabriquer une enseigne. Il habitait, dans le quartier Saint-Lazare, une maison qui n’était point d’architecte.

C’eût été un charmant pavillon sans l’air de tristesse qui planait à l’entour. Et notez que cette mélancolie n’appartenait aucunement à la maison elle-même, bien située, construite selon un style élégant et gai, propre enfin de tout point à faire une habitation enviable.