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Mais parfois, au lieu de rentrer chez lui, il s’égarait malgré l’heure tardive, vers les Champs-Élysées, et alors, une singulière émotion le prenait.

Une nuit, il alla jusqu’au Champ-de-Mars, une belle nuit éclairée par la pleine lune.

Et tout en répétant son refrain: «Que m’importe? Qu’ai-je à voir là-dedans? etc.», il chercha la place où il avait fait cette singulière expérience, les yeux bandés, autour de sa canne, fichée en terre, le matin de ce jour où Francesca Corona était venue dans sa pauvre mansarde prendre Irène et Reynier.

– C’est bien certain, se dit-il, la voiture faisait un circuit: toujours le même circuit.

Deux années avaient déjà passé depuis lors. Commensal de l’hôtel Bozzo, il en avait plus d’une fois parcouru tous les détours. Il était architecte. Sous les rayons de la lune, dans la boue desséchée du Champ-de-Mars qui formait poussière, il se prit à tracer machinalement des lignes avec le bout de sa canne, et je ne sais comment ces lignes arrivèrent à être le plan du rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo.

Il bouleversa du pied ce plan avec colère aussitôt qu’il fut achevé, disant:

– Je ne sais pas! je ne voudrais pas savoir!

C’était un honnête homme, figurez-vous, je ne saurais trop le répéter. Mieux que cela, c’était un brave homme, et je vous en donne pour preuve sa conduite vis-à-vis de Reynier.

Il avait du cœur, puisqu’il s’était laissé ruiner par la longue agonie d’une femme aimée.

Nous ne parlerons pas même de probité, c’est un gros mot qui se doit sous-entendre. La vie entière de Vincent Carpentier lui donnait droit à un autre mot qui est meilleur: il avait de la délicatesse.

– Quand il y aurait là tout l’or du monde, se disait-il en regagnant son logis, cet or n’est pas à moi. Qu’ai-je à y voir?

Sans doute, c’était sage, mais la fissure! L’idée rôdait alentour.

Il était solitaire chez lui. Personne à embrasser avant de se mettre au lit. Il se coucha et ne put dormir.

Le lendemain, sur sa table, une feuille de papier blanc reproduisait le plan de l’hôtel Bozzo, dessiné dans la poussière du Champ-de-Mars.

Seulement le point rouge n’y était pas encore.

À dater du jour où ce plan fut tracé, Vincent Carpentier devint triste, distrait, préoccupé, tel que nous l’avons retrouvé au couvent des Dames de la Croix.

L’idée fixe avait pénétré dans la fissure.

Il n’en savait rien. Ils n’en savent jamais rien. Il se croyait à cent lieues d’une pareille imprudence et d’une si grosse trahison. Il avait promis, il tenait sa promesse. C’était du moins sa conviction intime.

En bonne conscience, à quoi lui eût servi ce manque de parole? Il ne cherchait pas, il était sûr de ne pas chercher.

– Mais par exemple, il était agacé par un doute: la cachette avait des dimensions exigeant une épaisseur de près de trois mètres dans la muraille où on l’avait creusée. Vincent était payé pour savoir cela, puisque lui-même avait pris les mesures.

Dans quelle partie de l’hôtel Bozzo placer un mur pareil? Les caves ont parfois cette épaisseur, dans les très vieilles maisons, mais il se souvenait bien que lors de l’arrivée, loin de descendre, on montait quelques marches.

Ce n’était pas un homme de très profonde étude. En fait d’archéologie, il en savait juste aussi long que vous, moi, ou ce bon Dulaure, évangile des curiosités parisiennes.

Un matin, il arriva à la Bibliothèque royale avant l’ouverture des portes. Le goût des vieux livres lui avait poussé tout à coup.

Un quart d’heure après l’entrée des employés, vous l’eussiez vu attablé devant un in-quarto de Félibien, que flanquaient les œuvres de Dulaure, déjà nommé, avec celles de Piganiol de Laforce, de dom Lobineau, de Sainte-Foix, de Mercier, de Saint-Victor et autres.

Il avait l’air d’un homme qui veut reconstituer le vieux Paris de fond en comble.

D’ordinaire, ces fringales de sciences durent peu chez ceux qui n’en font pas leur état; mais il n’en fut pas de même pour Vincent Carpentier. Le temps ne fit qu’augmenter sa passion pour les antiquités de la grande ville.

Quand il eut épuisé les ressources de l’impression, il franchit le seuil auguste de la salle des manuscrits.

On le vit à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève, aux Archives, et il consulta jusqu’aux admirables plans déposés à la Préfecture de police.

Puis un soir, au bout d’une longue année de recherches, accoudé sur sa table, où le plan de l’hôtel Bozzo était étendu devant lui, il se dit:

– Certes, cela ne me fait rien, mais j’ai acquis la conviction que le mur donnant sur le jardin faisait partie de la seconde enceinte surajoutée à la ligne des fortifications de Philippe-Auguste, et qui englobait le périmètre entier de la Butte-des -Moulins. Voilà ma curiosité satisfaite.

Ceci était une nouvelle erreur. Sa curiosité avait plus soif que jamais.

Le mur de l’enceinte surajoutée occupait, en effet, toute la largeur de la façade donnant sur le jardin.

Dans quelle portion du mur était creusée la cachette?

Vincent se fit précisément cette question en ôtant ses pantoufles. Pour le coup, il se mit à rire franchement et haussa les épaules du meilleur de son cœur.

– Et après? dit-il, quand je saurais le point exact? En serais-je plus riche?

Par la fissure, l’idée fixe tout entière avait passé. Elle était installée dans le cerveau, où elle élargissait ses coudées. Vincent Carpentier s’en doutait moins que jamais.

– C’est le dernier problème, se dit-il au bout de quelques jours, et du diable s’il est possible de le résoudre autrement qu’en sondant le vieux rempart. À quoi bon?

Le lendemain, il se dit encore:

– On peut sonder avec le regard comme avec une tige de fer.

Le surlendemain, un vieil homme de pauvre apparence, coiffé de cheveux gris, vêtu d’une houppelande déteinte et portant un vaste garde-vue vert, loua une mansarde de la rue des Moineaux, qui avait regard sur le jardin de l’hôtel Bozzo-Corona.

C’était Vincent Carpentier, arrivé à la seconde période de sa manie et prenant conscience à la fois de deux choses: l’existence de son idée fixe et le danger auquel son idée fixe l’exposait.

Vincent Carpentier se déguisait, Vincent Carpentier se cachait.

La veille, il s’était senti pâlir sous le regard du colonel.

Il lui avait semblé que ce regard, bienveillant mais teinté d’une nuance de pitié moqueuse, entrait en lui comme un scalpel.

Il avait essayé, mais en vain, de se réfugier dans le mensonge de son indifférence. L’obstination entêtée de son long travail lui avait sauté aux yeux. Il avait vu avec surprise, avec crainte aussi, l’effort involontaire, poursuivi pendant plusieurs années.

Et quand il avait voulu se demander encore: «À quoi bon!» quelque chose avait frémi au fond de sa poitrine.

Un remords? Je ne sais. Mais je sais qu’il ne s’était pas arrêté.

Au contraire, il marchait de plus belle; son travail implacable se poursuivait, et, symptôme funeste, il se cachait maintenant. Il se déguisait.