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C’était une tête pâle et très blanche, imberbe, encadrée dans de grands cheveux d’un noir de jais.

Ceux qui ont voyagé en Italie connaissent ces masques d’ivoire et d’ébène.

Vincent Carpentier ne se souvint pas d’avoir jamais vu ce jeune homme, dont néanmoins la figure le frappa comme celle d’un être détesté.

Il continua sa route; mais, au lieu d’entrer dans la maison où était sa mansarde, il passa franc et monta jusqu’au sommet de la butte des Moulins. Là, il regarda derrière lui et ne vit rien.

Cependant, au moment où, revenu sur ses pas, il franchissait le seuil de l’allée, étroite et noire, donnant accès dans sa maison d’emprunt, il aperçut au loin la silhouette de l’ennemi inconnu.

– C’est un duel, se dit-il, je tuerai ce loup!

Et il n’avait pas attendu cela pour concevoir une pensée de défense ou d’attaque, car en entrant dans sa mansarde, dont il referma la porte à clef, il déposa sur le lit deux objets dont l’un était un couteau-poignard.

L’autre objet, beaucoup plus volumineux, fut retiré d’une toile qui l’enveloppait et se trouva être une longue-vue.

Carpentier s’assit à son poste auprès de la fenêtre. Il était profondément inquiet. Il espionna, cette fois, non seulement l’hôtel, mais le jardin et la rue.

Le sommeil l’accablait. Il résista au sommeil.

Ce fut en pure perte, car il ne vit rien, ni derrière les fenêtres closes de l’hôtel, ni dans le jardin, ni sur le mur, ni dans la rue.

À l’aube, quoiqu’il fût rendu de fatigue, il ne prit point, comme de coutume, le chemin de son logis. Il attendit que le jour fût grand, et disposa sa longue-vue de manière à scruter chacune des pierres qui composaient la muraille extérieure de l’hôtel Bozzo.

Son examen fut d’abord inutile, mais ceux qui marchent guidés par le calcul sont lents à se décourager. Quand l’équation résolue a dit: telle chose est, il faut que la chose soit.

Nouveau monde, planète ou maçonnerie masquant la place où était une porte, les chiffres ont rendu l’oracle. Défiez-vous de vos sens, tant que vous voudrez, mais non des chiffres, – et continuez de chercher. Si vous êtes Colomb, vous trouverez l’Amérique.

Les chiffres ne mentent jamais.

C’était un chef-d’œuvre que la façon dont cette porte avait été bouchée. On avait trouvé, je ne sais où? de grandes vieilles pierres, taillées sous les premiers Valois. On les avait assemblées selon l’art du Moyen Âge, on les avait souillées, rongées, ridées, vermoulues avec un soin méticuleux, de telle sorte que, l’humidité de quatre ou cinq ans aidant à la perfection du travail, la suture était devenue invisible pour les yeux les mieux exercés.

Mais la longue-vue était bonne, et Vincent Carpentier avait été maçon.

Il savait regarder les murailles comme un détective habile examine le visage grimé d’un suspect.

Quand son œil quitta le petit bout de la lorgnette, après un travail acharné, il avait délimité un carré long qui semblait plus vieux que le restant de la muraille, et qui faisait tache, imperceptiblement il est vrai, par excès d’antiquité.

Vincent essuya la sueur de son front et se dit:

– La porte est où elle doit être. Restent deux choses: premièrement, savoir si c’est bien le colonel qui voyage la nuit, et deuxièmement, jeter ce curieux hors de mon chemin.

Le curieux, c’était le loup qu’il fallait tuer: ce jeune homme qui avait des traits de marbre blanc sous ses cheveux de jais.

Vincent s’étendit sur le lit pour attendre la nuit, car il lui fallait les ténèbres pour regagner sa maison. En plein jour, un déguisement comme le sien ne trompe personne et attire au contraire tous les regards. Malgré sa lassitude, il ne put fermer l’œil.

En rentrant chez lui, il trouva parmi sa correspondance deux lettres que nous devons mentionner.

La première, datée de Marseille, annonçait le retour de Reynier.

La seconde était de la supérieure du couvent de Sainte-Croix, qui lui demandait son aide, plusieurs mois à l’avance, pour les préparatifs de la distribution des prix.

Nous ne dirons que la vérité en affirmant l’amour profond et sincère de Vincent Carpentier pour ses enfants: sa fille et son fils d’adoption. L’année dernière encore, les vacances d’Irène avaient été pour lui une véritable fête, et depuis longtemps déjà, il caressait le cher projet d’installer l’atelier de Reynier dans sa propre maison.

Aujourd’hui, la lecture des deux lettres amena des rides à son front.

– Il faut, dit-il, que Reynier travaille loin d’ici. Et il ajouta:

– Bientôt les vacances d’Irène! La voilà jeune fille. Elle verrait ce que je veux cacher!

L’idée fixe, maîtresse absolue de la pensée, attaquait le cœur.

Il n’y avait plus rien en Vincent qui ne fût sa folie même; les événements semblaient être complices: chaque jour, sa fièvre trouvait un aliment nouveau et, chose singulière, Reynier lui-même, arrivant de Rome, apporta dans ses bagages une brassées de bois sec pour animer la fournaise.

La première fois que Vincent Carpentier jeta les yeux sur le «tableau du Brigand», copié par Reynier dans la galerie Biffi, un vertige enveloppa son être tout entier. Il se crut le jouet d’une hallucination.

Le mystère éblouissant mais terrible qu’il essayait de sonder au prix de son repos, au péril de sa vie, sortait tout à coup de l’ombre avec violence.

Une partie du mystère, au moins. L’implacable tragédie de l’or déroulait ici sa scène capitale. Le trésor balbutiait son sanglant aveu.

L’héritage du crime confessait l’épouvantable naïveté de sa loi.

C’était grand et hideux comme les légendes de la barbarie: ceci pour tout le monde.

Pour Vincent, c’était mieux et pis que cela. Il avait la clef de l’allégorie. Les trois personnes du drame: le vieillard, le jeune homme, le trésor, il les connaissait.

Pour d’autres, cette page effrayante et bizarre parlait du passé.

Pour lui, c’était le présent et l’avenir: aujourd’hui et demain.

Le trésor était dans la cachette que Vincent lui-même avait creusée et maçonnée; le vieillard, ou du moins son vivant portrait, était le colonel Bozzo, maître et gardien du trésor; le jeune homme: cette face plus blanche que celle d’une femme sous la sombre richesse de ses cheveux noirs, Vincent l’avait vu rôder comme un loup autour de sa proie.

Il ne savait pas encore son nom; mais il l’aurait reconnu entre mille.

Nous savons, en effet, qu’il fut frappé violemment, au couvent de la Croix, par la vue de la mère Marie-de-Grâce.

Et quand Reynier lui eut conté l’histoire de cette nuit corse, qui était comme le second acte de la tragédie parricide et l’envers du tableau romain représentant le meurtre du fils par le père, la mort du Coriolan, Vincent donna un nom au loup.

Le loup était l’autre fils du Père-à-tous, le frère du marquis Coriolan, le comte Julian Bozzo-Corona.

Car ce vampire des ruines de Sartène, vainqueur deux fois dans le duel de famille, assassin de son père, assassin de son fils, était ce doux vieillard, sanctifiant ses derniers jours par la philanthropie: le colonel Bozzo-Corona.