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– J’ai presque envie de faire un petit extra, dit le colonel en se parlant à lui-même. J’ai dîné comme un loup, je vais tremper un canard dans votre tasse. Allez! Giampietro, nous n’avons plus besoin de rien.

Le valet se retira.

– Giampietro est un Sicilien, reprit le colonel. Cela veut dire Jean-Pierre, à Catane. À Naples, les Jean sont des Giovan. Mon cocher s’appelle Giovan-Battista. Nous venons tous un peu d’Italie, ici.

Il mit la moitié d’un morceau de sucre dans la fumée qui s’élevait au-dessus de la tasse de Vincent, et répéta:

– Que feriez-vous? Vincent hésita.

– Le tueriez-vous, demanda encore le colonel.

La cuiller tomba des mains de Vincent. Le vieillard se mit à rire bonnement.

– J’étais très drôle dans le temps, murmura-t-il, j’avais le mot pour rire. Buvez votre café pendant qu’il est chaud, mon camarade. Chacun de nous a ses chagrins et ses embarras, c’est certain. Voulez-vous que je vous dise? vous êtes un ambitieux maté et rentré, mais au fond vous avez des désirs de tous les diables.

Ses yeux rencontrèrent ceux de Vincent, qui portait la demi-tasse à ses lèvres. Vincent eut comme un frisson. Le vieillard grignotait son petit morceau de sucre.

– Cela va m’agiter, reprit-il, je le sais bien, mais je ne suis pas prêt de me mettre au lit. Nous avons à travailler tous les deux cette nuit.

L’effroi se lisait de plus en plus distinctement dans le regard de Vincent.

– Ah çà! ah çà! mon compagnon, demanda tout à coup le colonel, est-ce que j’ai affaire à une poule mouillée?

– Vous avez parlé de tuer un homme…, balbutia Vincent. Le colonel eut un petit rire sec et sourd.

– Sangodémi! s’écria-t-il, le drôle se tuera bien tout seul. Sois tranquille, et laisse-moi te tutoyer, ça m’est plus commode. Nous disons donc que la petite Irène sera mise dans une bonne pension et que le jeune Reynier ira au collège, Fanchette le veut, tu peux choisir le collège et la pension, mon ami Vincent…

– Comment vous remercier, monsieur?… voulut interrompre Carpentier, dont la joie colorait les joues pâles.

– Que sais-tu si tu as à me remercier? demanda froidement le vieillard.

Carpentier resta interdit.

– Un homme comme vous, assurément, balbutia-t-il, ne peut rien m’ordonner que d’honorable.

– Parbleu! fit le vieillard avec mauvaise humeur; il y a des instants, mon compagnon, où on vous croirait bête comme un chou. Ne vous fâchez pas: je passe bien pour un hypocrite, moi, parce que je dépense mon argent ailleurs qu’à l’Opéra ou à la Bourse. Je n’ai encore jamais assassiné personne, ma chatte, et ce serait commencer bien tard… Ne t’excuse pas et regarde-moi, bonhomme, dans le blanc des yeux, comme on dit. Tu plais à Fanchette, tant mieux pour toi! cela te portera bonheur. Ta figure est brave et bonne; j’ai assez d’ennemis pour ne pas dédaigner un ami. Tu es ambitieux, je te l’ai déjà dit; le savais-tu?

La fixité de sa prunelle avait rabattu les paupières de Vincent, dont la figure exprimait un véritable malaise.

– Aujourd’hui, continua le colonel, tu travailles de tes mains, tu travailles dur pour ton pain et le pain des tiens, mais il y a des heures dans ta vie où tu as désiré, où tu as espéré ardemment la fortune. Réponds franc.

– C’est vrai, prononça tout bas Carpentier. Ma femme était si belle, et je l’aimais d’un si profond amour!

– Ta fille sera belle!

– Je vous en prie, monsieur, interrompit Carpentier, dites-moi ce que vous voulez de moi. Vous me donnez la fièvre.

Le colonel ne répondit que par un petit signe de tête amical. Il agita la sonnette posée à portée de sa main sur la table.

– Giampietro, dit-il au domestique qui revenait, Giovan-Battista finira son dîner dans une demi-heure. Qu’il attelle tout de suite.

– Mon bon, reprit-il en s’aidant de l’épaule de Carpentier pour se lever, vous allez redevenir un architecte, c’est moi qui vous le dis. Si je ne marchais pas droit dans cette affaire-là, Fanchette me mettrait en pénitence. Vous me bâtirez peut-être un château, un hôtel, une cathédrale; mais, pour le moment, vous êtes maçon: je n’ai besoin, ce soir, que de votre marteau et de votre truelle.

– Ce soir? répéta Carpentier de plus en plus étonné. Il ajouta:

– Je n’ai pas mes outils.

Le colonel lui caressa le menton comme on fait aux enfants qui raisonnent.

– Descendons toujours, dit-il, nous causerons en chemin. Ma poule, la loterie ne paye plus les quines. J’en ai gagné un du temps qu’on les payait encore, et Mme la marquise de Pompadour voulut me voir à cause de cela. C’était une assez jolie coquine. Je ne dis pas que vous soyez tombé tout à fait sur un quaterne en butant contre ce vieux Mathusalem de colonel Bozzo, mais, enfin, c’est un lot, un bon lot à la loterie. Ce qui me déplairait, voyez-vous, ce serait la paresse – ou la défiance -, ou encore la curiosité. Cette petite Irène, à ce qu’il paraît, sera belle à éblouir. C’est mauvais d’être belle pour la fille d’un pauvre. Quand je fais travailler, je fournis les outils.

Ils avaient gagné déjà le vestibule et l’on entendait dans la cour les piétinements du cheval qu’on attelait.

Vincent restait pensif.

Au moment d’ouvrir la porte extérieure, le vieillard s’arrêta pour le regarder fixement:

– Bonhomme, reprit-il, si le cœur ne t’en dit pas, il est encore temps de donner ta démission. J’ai un secret que tu ne connaîtras jamais.

– Il s’agit de cacher quelque chose? demanda Carpentier à voix basse.

Le vieux répondit avec son bizarre sourire:

– Quelque chose… ou quelqu’un… on ne sait pas.

Le cheval, attelé, piaffait. Giovan-Battista monta sur son siège tandis que le valet de pied se tenait debout à la portière.

– Marchons, dit Vincent; ce n’est pas de vous que j’ai défiance, car vous n’avez jamais fait que le bien; c’est de moi. En ma vie, chaque fois que j’ai joué, j’ai perdu.

– Alors, fit le vieillard, c’est le moment de lancer votre va-tout, mon camarade. La veine doit vous guetter depuis le temps.

Il s’interrompit pour dire à son cocher:

– Giovan, ta soupe n’aura pas le temps de refroidir. Mène-nous grand train rue des Bons-Enfants, à la seconde porte du passage Radziwill. Quand nous serons descendus, tu t’en reviendras sans demander ton reste.

Le coupé partit et mit juste trois minutes à gagner la rue des Bons-Enfants. Cette route se fit en silence.

Le colonel et son compagnon entrèrent dans ce passage humide et malpropre qui fait si grande honte au Palais-Royal. Dès qu’ils furent descendus, Giovan toucha son cheval et le coupé disparut.

III Voyage mystérieux

Vincent et son compagnon étaient seuls à l’entrée du passage Radziwill, non loin des fiacres qui stationnent le long du mur de la Banque.

Le colonel Bozzo grelottait un peu dans sa douillette, mais il avait l’air tout guilleret.

– Bonhomme, dit-il, ça ressemble à une aventure. Je ne m’amuse pas souvent, sais-tu! J’ai couru le guilledou autrefois avec ce bêta de Richelieu, qui n’était pas vilain garçon, mais à qui je soufflais ses duchesses. Il y a quatre-vingts ans de cela, sais-tu? et je ne m’en porte pas plus mal. Seulement, je me suis rangé avec le temps. Va chercher ce fiacre qui est le troisième en commençant par la baraque, et qui a des lanternes vertes: celui dont le cocher dort.