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C’était une de ces belles nuits d’août qui chassent les Parisiens de leurs maisons trop étroites. De la Madeleine à la porte Montmartre, il n’y avait pas une chaise, pas un banc, pas un tabouret de café qui ne fût occupé, et tout le long de la balustrade séparant l’asphalte du pavé de la rue Basse, où l’on a bâti depuis le Grand-Hôtel, une file non interrompue de sans-gêne des deux sexes s’asseyait sur la barre d’appui, comme on voit, aux jours d’orages, d’énormes brochettes d’hirondelles charger les fils télégraphiques des chemins.

Il faisait une chaleur étouffante, la bière allemande, ou soi-disant telle, coulait à flots; une véritable marée de promeneurs descendait des Champs-Élysées, où les deux premiers cafés chantants préludaient alors avec modestie aux splendeurs actuelles de cette généreuse institution.

Carpentier se mêla un instant à la foule. Dans la foule on est très bien pour travailler de tête, c’est un fait acquis. L’esprit s’isole au milieu d’une grande cohue presque aussi aisément que dans les profondeurs d’une forêt.

Par ces nuits pleines où la ville déborde, le temps détraque son éternelle horloge. Les heures du sommeil s’étonnent d’assister à cette veille bruyante.

L’espace est alors si court entre le moment où Paris se couche et celui où le soleil se lève que c’est pitié pour les libres industries qui ont besoin des ténèbres.

Le loisir manque pour l’escalade, l’effraction, et autres travaux d’art. Les bandits ont soif, pourtant, dans cette saison morte, qu’ils traversent comme une Arabie.

Oh! les bonnes nuits de décembre, les nuits de seize heures, les frimas qui emplissent les maisons, le verglas qui vide les rues! Été maudit, saison des fainéants, bonne tout au plus à mûrir le pain et le vin qu’on achète avec l’argent d’autrui!

En été, les voleurs les plus sérieux se voient réduits parfois à l’ignoble profession de filou.

Vincent Carpentier, l’artiste heureux, au porte-monnaie bien garni dans la poche de sa redingote élégante, regrettait, lui aussi, les longues nuits. Il était gêné par tout ce bruit et tout ce mouvement.

Chose assurément singulière, au milieu de cette foule rieuse, éveillée comme un panier de souris, il était seul peut-être à porter sous ses vêtements des outils d’hiver.

Si on l’eût fouillé (mais quelle apparence?) on aurait trouvé sur lui, outre une paire de pistolets, un fort couteau, une corde de soie munie d’un crochet et un instrument de fantaisie connu dans le meilleur monde sous son joli nom de monseigneur.

D’autres disent aussi rossignol. La langue des salons est riche jusqu’à l’opulence.

Mon Dieu, oui, Vincent cachait dans sa poche un passe-partout de serrurier sans diplôme.

Qui veut la fin, dit-on, veut les moyens.

M. Piquepuce n’était pas le seul homme de talent dont Vincent eût fait la connaissance. Nous aurions pu rencontrer aussi chez lui, de temps en temps, un jeune garçon de jolie figure, faraud d’estaminet, l’un des meilleurs ouvriers de la maison Berthier et Cie (serrures à défense et caisses de sûreté), que répondait au nom familier de Cocotte.

Cocotte avait fourni à Vincent le crochet emmanché d’une corde de soie pour chaperonner les murailles; de plus, il lui avait enseigné l’art de tordre un fil de fer pour ouvrir n’importe quelle serrure ou cadenas.

Vincent, comme on le voit, ne s’était pas embarqué sans biscuit.

Si seulement le mois de janvier, si favorable à la besogne, eût remplacé tout à coup ce paresseux mois d’août, Vincent aurait eu la partie belle. Mais il connaissait son Paris; il savait que, dans cette pauvre étroite rue des Moineaux, à tous les étages de toutes les maisons, toutes les fenêtres étaient maintenant grandes ouvertes – respirant comme des carpes hors de l’eau – et que sur le pas de toutes les portes les concierges humaient l’air fétide du ruisseau, sous prétexte de «prendre le frais».

Il fallait attendre. Rien n’est énervant comme d’attendre quand on a pris d’autorité une résolution difficile.

Les meilleurs courages succombent à cette épreuve, et tel qui, dans le premier moment, escaladerait un rempart, s’arrête au bout d’une heure, devant une misérable barrière, quand l’attente a glacé son ardeur et use sa volonté.

Carpentier allait, noyé dans ses pensées et supputant les chances favorables ou contraires de son expédition, lorsqu’il s’arrêta tout à coup à l’angle de la Chaussée-d ’Antin, devant le café de Foy, qui, tenté par la température, avait mis dehors un triple rang de tables comme un vulgaire estaminet.

Certes, Vincent Carpentier n’avait là personne à chercher ni à surveiller. Les gens qui, comme lui, vivent d’une idée fixe, sont à l’abri des préoccupations communes au reste des mortels. L’amour ne les connaît guère, et, par conséquent… ils ignorent la jalousie.

Et pourtant, vous eussiez dit le rayonnement sombre que lance la prunelle d’un jaloux, quand le regard de Vincent, parcourant avec une morne indifférence la ligne des buveurs attablés au café de Foy, s’alluma tout à coup.

Ce fut comme un réveil en sursaut produit par une surprise extrême, mêlée à un mouvement de terreur.

Il avait aperçu – ou cru apercevoir -, à l’une des tables de marbre placées au-dehors, une figure à lui bien connue, mais la dernière assurément qu’il pût s’attendre à rencontrer en un pareil lieu.

C’était un pâle visage, austère et beau.

Ce n’était qu’un visage, car les mouvements de la foule lui avaient caché la coiffure qui était au-dessus de ce visage et le corps qui était au-dessous.

Mais son regard, quelque rapide qu’il fût, n’avait pu se méprendre. Vincent Carpentier aurait fait serment qu’il venait de voir la mère Marie-de-Grâce.

La chose était par elle-même si invraisemblable, qu’il douta du témoignage de ses propres yeux.

Il voulut contrôler sa première sensation par un second regard; mais un des mille encombrements qui gênent à chaque instant la circulation sur le boulevard, venait de se produire; vingt têtes s’agitaient maintenant entre lui et l’objet de sa curiosité.

Quand son œil put percer de nouveau la cohue, il ne vit plus personne à la place où était naguère la hautaine et froide institutrice de sa fille Irène.

Mais, en revanche, Vincent reconnut le chapeau douteux et la minable tournure de M. Piquepuce, son inspecteur, en conversation animée avec un homme dont le profil perdu, imberbe, se coiffait d’abondants cheveux noirs.

Nous ne voulons pas dire qu’un gaillard comme Piquepuce fût aussi déplacé qu’une religieuse aux tables du café fashionable, mais il est juste de constater qu’au café de Foy les chapeaux rougissants et les redingotes pelées sont aussi des raretés presque introuvables.

Vincent Carpentier n’était pas en humeur d’observer, et la confiance négative qu’il avait en M. Piquepuce coupait court à tout désappointement de sa part. Il allait s’éloigner, gardant le dépit de sa curiosité non satisfaite, lorsque l’homme à la chevelure noire congédia Piquepuce d’un geste et se retourna.

Le gaz éclaira pour la seconde fois les traits de la mère Marie-de-Grâce, qui semblaient sculptés dans l’albâtre.

Vincent ne s’était pas trompé; il resta abasourdi.