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Vincent obéit. Quand il eut aidé le colonel à monter dans le fiacre, celui-ci abaissa la glace de devant et dit au cocher:

– Rue de Seine, devant le passage du Pont-Neuf. Bon train.

– Et gai, gai, gai! ajouta-t-il en relevant la glace. Il ne fait pas une chaleur étouffante. Dis donc, j’espère que tu n’as aucune haine personnelle contre la famille de ce pauvre vieux Charles X, qui s’ennuie sur la terre étrangère? C’était un grand chasseur.

– Si je croyais que ce fût une affaire politique…, interrompit vivement Carpentier.

– Serais-tu content ou fâché, bonhomme?

– Je vous supplie de me parler franc, monsieur. S’agit-il de sauver un infortuné?

– Je vais d’abord, répondit le colonel, dont la joyeuse humeur semblait augmenter, vous mettre hors d’état de répondre vous-même à vos questions, mon ami Vincent. Nous ne sommes pas ici au catéchisme. La peste! vous interrogez comme un juge!

Il avait ouvert sa douillette et tenait à la main une pièce de soie pliée. Elle était étroite, mais longue deux ou trois fois comme un cache-nez.

– Donnez votre tête, poursuivit le vieillard, ma parole d’honneur, je m’amuse!

Vincent le regarda et eut presque un sourire.

– Sur mon honneur aussi, murmura-t-il, comme s’il eût voulu répondre à quelque scrupule de sa conscience, je crois que vous avez de bons desseins.

– Allons, merci! fit le colonel en posant le premier double de soie sur les yeux de son compagnon, vous avez l’obligeance de ne pas me croire un coquin. C’est déjà quelque chose. Ne bougez pas. J’ai connu le grand-père de Mme la duchesse de Berry quand je demeurais à Naples. La voilà qui s’est mise dans un bel embarras!

Vincent fit un mouvement. Toute la France s’occupait alors de la veuve du duc de Berry, qui fuyait traquée par la police de son oncle Louis-Philippe, après sa malheureuse tentative en Vendée.

– Ne bougez pas, répéta le colonel. Les révolutions sont de drôles de mécaniques. Louis-Philippe ou ses fils conspireront à leur tour dans quinze ou vingt ans. Moi, j’aimerais mieux être sur le siège d’un fiacre comme notre cocher que de m’asseoir sur le trône. C’est la misère. Et pourtant, combien de gens se damnent pour avoir cette place-là! Je parie que vous n’y voyez déjà plus.

– Plus du tout, répondit Vincent.

– C’est égal, je vais utiliser le restant de ma soie.

Depuis que Carpentier était aveuglé par son bandeau, la physionomie du colonel avait changé, et quoique ses mains gardassent un tremblement très accusé, il opérait avec une remarquable adresse.

– Il est sûr, reprit-il, que quand un brave garçon peut répondre au commissaire: «Fouillez-moi plutôt! je ne sais rien de rien», cela le met diantrement à son aise. Moi qui parle, du temps du roi Murat, je suis resté onze jours et onze nuits dans une cachette au château de Monteleone. On n’est pas là comme à la noce, mais cela vaut mieux que de passer devant une haute cour de justice, pas vrai, bibi?

– Il s’agit donc d’une cachette? demanda Vincent.

– Qu’est-ce que tu penses de Louis XVII, toi, bonhomme? fit le vieillard au lieu de répondre. Voilà une malheureuse créature! Moi, mes cheveux grisonnaient déjà quand le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette allèrent à l’échafaud. J’en ai vu couler de l’eau sous le pont! Je sais des tas de choses. Il y a un Bonaparte, fils de la reine Hortense qui était une jolie femme, ou le diable m’emporte! Il est majeur de l’année dernière. Ah! ah! on joue la poule autour des Tuileries! Je connais au moins quatre ou cinq billes numérotées, sans compter celle de la République. Et, veux-tu savoir?… À ce jeu-là on passe souvent par une cachette avant d’entrer dans la chambre du trône… C’est fait! Colin-Maillard, combien de doigts?

Le fiacre tournait le coin de l’Institut pour entrer dans la rue de Seine.

– Ce bandeau est épais comme la mort, pensa tout haut Carpentier.

– Tant mieux, ma chatte! Tu as été bien gentil. Maintenant, nous allons te faire un bout de toilette, à cause des passants qui s’étonneraient de voir la tête d’un brave garçon empaquetée comme celle d’une momie. C’est gênant, les passants!

Il déplia le caban qu’il avait apporté sous son bras.

– Passe ta main droite d’abord, dit-il. J’en sue à grosses gouttes, moi, tu sais! La gauche maintenant. Bon. Je te colle le capuchon, et ni vu ni connu! S’il y a des curieux, j’en serai quitte pour avouer que tu as été opéré de la cataracte par un des premiers spécialistes de la capitale, et j’ajouterai: Quelle joie quand on lèvera l’appareil et que ce cher ami reverra la lumière!

Le fiacre s’arrêtait devant le passage. Vincent était comme étourdi par ce bizarre babil.

Le colonel descendit assez lestement. Ce n’était plus le même homme, depuis que, grâce au bandeau, il échappait aux regards de son compagnon.

Il paya le cocher et lui dit:

– Mon brave, aidez-moi à déballer mon pauvre diable de fils, qui a pris froid et que j’ai emmailloté de mon mieux. Ce sont les jeunes maintenant qui sont infirmes. Heureusement que nous n’allons pas loin. Nous sommes du passage.

– Il fait frisquet, ce soir, répondit le cocher en soutenant Carpentier des deux mains. Je n’avais pas remarqué là-bas que le voyageur était malade. C’est de le fourrer dans son lit tout de suite avec une tasse de vin chaud par-dessus.

Dans le passage, le colonel prit le bras de son prétendu fils, dont la tête était complètement cachée par le capuchon du caban.

– Je fais semblant de te soutenir, dit-il, mais tiens-moi ferme, car il y a longtemps que je n’ai fourni pareille course à pied. Nous allons jusqu’à la station de voitures qui est sur le quai près du pont Neuf.

– Pourquoi avoir changé de fiacre? demanda Vincent.

– Parce que tu aurais pu prendre le numéro de celui que nous venons de quitter. Tu vois que je suis franc, voilà mon caractère. Ce soir, tu n’as peut-être pas fait attention au numéro, parce que ta curiosité n’était pas encore éveillée, mais demain…

– Nous recommencerons donc demain?

– Dans une demi-heure, tu seras en face de la besogne, et c’est toi qui me diras à vue de nez combien de jours il te faudra pour l’accomplir… Attention! il y a un pas: soutiens-moi.

Ils traversèrent la rue Mazarine et prirent le trottoir étroit de la rue Guénégaud.

Le colonel affectait maintenant de peser sur le bras de son compagnon, qui se laissait guider machinalement et marchait tout pensif.

Tout homme, placé en face d’un problème, cherche à résoudre.

Le scrupule et l’inquiétude avaient dominé jusqu’à présent dans l’esprit honnête de Vincent Carpentier.

Les rébus politiques que le vieillard venait de lui jeter comme un leurre avaient occupé vivement son imagination.

Maintenant la curiosité naissait et du premier coup elle prenait les proportions d’une idée fixe.

Le cerveau de Vincent travaillait déjà, cherchant un moyen de voir et de savoir.

On eût dit que le regard du colonel, perçant l’étoffe épaisse du caban, la soie des bandelettes et la boîte du crâne, lisait comme en un livre la pensée intime de son compagnon.