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Le beau danois avait mis ses deux pattes sur le guéridon et flairait le potage qui allait se refroidissant.

– Non! reprit Vincent Carpentier, dont les sourcils se joignaient sous les plis profondément creusés de son front, j’essaye en vain de m’abuser moi-même: cet homme est là pour moi, j’en suis sûr, et entre nous deux la bataille est commencée. Hier, il sera revenu dans la chambre du Trésor. Au coin de l’alcôve, derrière le rideau, il aura trouvé la place où j’étais, toute rougie de mon sang, et la fenêtre ouverte, et au faîte du mur le crampon que je n’ai pu décrocher. Peut-être était-il chez moi dès cette nuit: sinon lui, quelqu’un à lui appartenant, parmi ceux qui marchaient et qui parlaient dans le corridor.

La clef tourna, la clef de l’armoire où était la carabine.

Le danois avait allongé sa langue, rouge et flexible comme la flamme d’un navire pavoisé. Il la trempa dans le potage dont il lampa une gorgée, qu’il trouva bonne.

L’armoire s’ouvrit. Vincent prit la boîte de cuir.

La carabine suisse montra sa crosse pesante, son canon noir qui luisait comme la peau d’un serpent.

César avalait le bouillon.

– J’étais fou, murmura Vincent, fou de croire que Paris veillait sur moi. Paris ne veille sur personne. Quand le coup est porté, Paris punit quelquefois celui qui a porté le coup, si celui-là attend qu’on le vienne prendre. Mais Paris n’empêche jamais de porter le coup – la preuve c’est qu’il me suffirait en ce moment de viser juste pour casser la tête d’un homme, capable d’acheter Paris argent comptant, au détail et à la livre.

César léchait avec un plaisir mêlé de regret le fond de la tasse, déjà vide.

Vincent mit la carabine hors de sa boîte.

– Et après? fit-il pourtant. Je n’ai pas scrupule d’abattre un pareil monstre, mais après? La détonation sera entendue. Aurais-je un moyen de défense ou de fuite?

Il laissa tomber la crosse à terre en disant:

– J’ai vu à Rome un fusil à vent qui portait sa balle plus loin qu’il n’y a d’ici jusqu’à l’échafaudage.

Il restait indécis. Le danger qu’il devait courir en agissant ne faisait point question: il risquait sa liberté et sa vie.

Mais en n’agissant pas, le danger était-il moins mortel ou moins certain?

Il avait vu le comte Julian à l’œuvre; il savait bien que du comte Julian il n’avait à attendre ni trêve ni merci.

C’était un duel à outrance. Dans les duels de cette sorte et quand l’adversaire est un scélérat, ce n’est pas l’idée de tuer qui vient d’ordinaire à celui dont la vie fut longtemps honnête et qui jamais ne répandit du sang.

L’idée qui vient, c’est le refuge commun: la justice.

Pourquoi la pensée de réclamer l’aide de la loi ne naissait-elle pas dans l’esprit de Vincent Carpentier?

Car il avait songé à tout, excepté à cela.

Nous pourrions répondre que la conscience de Vincent n’était déjà plus de celles qui montrent volontiers leurs replis à la justice. Vincent ne pouvait dénoncer autrui sans se dénoncer lui-même. Par quels moyens avait-il pénétré dans la maison du colonel Bozzo et surpris le mystère du parricide?

Mais nous préférons donner la véritable explication qui est celle-ci:

Nul ne s’étonnerait de voir un homme passer à côté de la justice sans crier au secours s’il était établi que cet homme aime passionnément, et qu’en appelant la justice, il perdrait la femme bien-aimée en même temps que l’ennemi.

Dès que l’amour est en jeu, tout paraît clair.

«Où est la femme?» dit le proverbe moqueur, mais rigoureux comme un axiome géométrique.

Eh bien! Vincent Carpentier était amoureux. Il n’y avait point de femme, mais il y avait le trésor.

Et la froide passion que peut allumer un tas d’or est plus impérieuse, plus extravagante, plus implacable que n’importe quel amour inspiré par une femme.

Plus jaloux aussi, je l’affirme.

Introduire la justice au fond de ce noir secret, c’était livrer, c’était perdre le trésor.

Et nous le répétons, Vincent Carpentier n’avait pas même songé à cela, quoiqu’il y eût désormais entre lui et le trésor un obstacle en apparence insurmontable.

En amour, l’espoir s’obstine en dépit de toute raison. Pour détourner le couteau dont la pointe aurait touché sa poitrine, Vincent Carpentier n’eût pas dit à un juge: «Le trésor est là!»

Le danois s’était couché sur le tapis et digérait sa soupe. Il dormait à l’abri de tous remords.

Vincent ne savait même plus que son chemin était là.

Vincent, pâle, serrait d’une main convulsive la crosse de sa carabine. De l’endroit où il était, il ne pouvait voir l’hôtel en construction.

Sans quitter son arme, il avança d’un pas et tendit le cou pour glisser un regard par la fenêtre.

Tout restait de même dans l’aspect de la bâtisse. Les pierres montaient, soulevées par la grue, les maçons torchaient le mortier, la scie grinçait dans le tuffeau, le bois retentissait sous le marteau des charpentiers; seulement, l’échafaudage supérieur était vide.

Fanchette et le colonel avaient disparu.

Vincent éprouva une sorte de soulagement à se dire:

– Il n’est plus temps. C’était une idée absurde.

La carabine fut placée de nouveau dans l’armoire et Vincent se rapprocha du guéridon.

– Ah! ah! fit-il en voyant la tasse vide, tu as mangé mon potage, toi, César?

Et il se baissa pour caresser le chien.

César qui, comme ceux de sa race, était d’ordinaire aussi doux que beau, loin de relever la tête amicalement à cette marque de clémence, poussa un grondement sourd.

– Bon! reprit Vincent, tu te fâches par-dessus le marché!… Ce fut tout. Sa pensée soucieuse le tourmentait de nouveau. Au lieu de s’asseoir à table, devant les autres plats de son déjeuner qui restaient intacts, il se prit à arpenter la chambre.

En passant devant la glace, il se regarda et s’arrêta court.

Il était si changé depuis vingt-quatre heures, qu’il avait peine à se reconnaître lui-même.

– C’est ma barbe longue, murmura-t-il, en essayant de sourire. Je n’ai plus faim. Je vais me raser, pour n’avoir plus cette figure de déterré.

Il ferma la fenêtre par laquelle il avait regardé tout à l’heure la maison en construction et y suspendit un petit miroir à barbe.

Le danois s’agitait maintenant et les griffes de ses pattes déchiraient le tapis.

Il se leva à demi, s’étira, bâilla, puis retomba en hurlant plaintivement.

Vincent, qui faisait mousser son savon, baissa la tête pensant:

– Les gens de la campagne disent que les chiens pleurent quand leur maître est pour mourir.

La mousse du savon couvrit sa joue.

– Ma main ne tremble pourtant pas, dit-il en commençant à se raser. Il n’y a de malade que mon corps.

En essuyant son rasoir, il porta les yeux sur la maison en construction.