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Il revint au guéridon où il prit le couteau et la fourchette pour découper le bifteck dont il jeta une portion dans les cendres de la cheminée.

– Il faut sortir d’ici, fit-il encore, c’est le plus pressé, puisqu’on n’y peut ni manger, ni dormir – ni même se faire la barbe. Jouons serré. Roblot est un futé compère, et je suis bien sûr qu’il fait faction dans le corridor.

Tout en parlant, il avait réuni dans sa main les deux pattes de devant du danois, qui étaient déjà rigides. Il traîna le corps jusqu’au lit, derrière lequel il le fit disparaître.

– En conscience, grommela-t-il, c’est tout au plus si M. le comte a pris tant de peine pour le corps du colonel.

Il alla vers son secrétaire et renouvela les amorces de deux pistolets qu’il glissa dans les poches de sa redingote, après quoi il tira le cordon d’une sonnette.

Son visage était composé comme il faut, et sa pâleur même devait le servir dans le rôle qu’il avait choisi.

Roblot parut presque aussitôt.

Il lança autour de la chambre un regard circulaire et rapide avant d’interroger la mine de son maître.

– Faites atteler, lui dit ce dernier, je me sens moins bien qu’avant mon déjeuner. J’ai besoin de prendre l’air.

Le troisième coup d’œil de Roblot avait été pour constater que la tasse était vide et que le bifteck avait été sérieusement entamé.

Malgré lui, sa physionomie exprimait une satisfaction goguenarde.

– Est-ce que monsieur n’a pas eu goût à ce qu’il mangeait? demanda-t-il.

– Si fait, mais je ne sais, j’aurais dû me borner au potage.

– C’est certain que monsieur a l’air un peu indisposé. Le lit lui vaudrait mieux que la voiture. J’avais proposé à monsieur d’appeler le Dr Samuel.

– Je passerai chez le docteur, interrompit Vincent avec impatience. Faites atteler.

Roblot se retira. Dans le corridor, il pensait:

– Il a avalé la boulette. J’aime mieux qu’il aille claquer en ville. On aura le temps de vider les plats et de laver la vaisselle.

Il s’arrêta brusquement. Un soupçon lui traversa l’esprit.

– Où diable est passé le chien? fit-il. Je ne l’ai pas vu sur le tapis à sa place ordinaire… Bah! il aura été se vautrer dans le cabinet de toilette. Voilà une maison finie. La place n’était pas mauvaise, mais il y avait trop loin pour aller jouer la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié.

Vincent, resté seul, vida les tiroirs de son secrétaire. Il prit tout ce qu’il avait d’argent comptant, et fit un paquet de ses valeurs.

Il descendit ensuite à son cabinet de travail où il brûla divers papiers, entre autres le plan de l’hôtel Bozzo.

Quand il vit la voiture attelée dans la cour, il sortit sans attendre que Roblot vînt le prévenir. Roblot et lui se rencontrèrent sous le vestibule.

– Monsieur ne veut-il point que je l’accompagne? demanda le valet.

– Non, répondit Vincent. C’est comme un poids que j’ai sur la poitrine. Je ne suis jamais bien vaillant par ces chaleurs.

Il affecta d’alourdir son pas pour descendre le perron. Roblot et le cocher échangèrent un regard.

– Aidez-moi, dit Vincent qui avait jeté son paquet au fond du coupé. Je ne me suis jamais senti ainsi: ma tête me pèse.

Avec le secours de Roblot, il franchit le marchepied.

– Je ferais peut-être mieux de prendre quelqu’un avec moi, murmura-t-il; mais non, il ne faut pas s’écouter. Vous promènerez César. Je rentrerai dîner. Au ministère des Finances, je vais déposer mes coupons.

Roblot ferma la portière et répéta pour le cocher:

– Au ministère des Finances!

La voiture partit. Roblot la regarda s’éloigner et grommela:

– Toi, je sais bien où tu dîneras!

Il se dirigea vers la chambre à coucher de son maître. Arrivé à la première volée de l’escalier, il vit la porte cochère se rouvrir pour donner passage à la voiture du colonel.

– Tiens! fit-il, le vieux vient visiter l’ouvrage. C’est drôle qu’ils ne se soient pas rencontrés tous deux dans la rue.

Le colonel descendit de voiture au bas du perron, et Roblot vint l’y recevoir. Roblot pensait:

– On dirait qu’il a vieilli de dix ans depuis la semaine dernière.

Entre ses rides on ferait tenir des cure-dents comme dans la queue du dindon d’argent, et pourtant son corps s’est remplumé un petit peu. Il enterrera nos petits-enfants.

– Eh bien! eh bien! dit le colonel, l’ami Vincent n’est donc pas à la maison? Je vais entrer me reposer un peu. Donne ton bras, bijou.

Roblot obéit. Le vieux reprit en baissant la voix:

– C’est donc raté?

– Il a mangé le potage, répondit Roblot, et la moitié du bifteck.

– Pas possible! pauvre chou! Ça va joliment le remettre! Ne monte pas si vite, bonhomme, je n’ai plus mon haleine de quinze ans. Comment allait-il avant déjeuner?

– Il n’a pas voulu du Dr Samuel…

– Voyez-vous ça! la confiance ne se commande pas, ma poule.

– Il s’est soigné tout seul, et bien soigné, car en vingt-quatre heures il s’était repiqué à miracle.

– C’est un mignon garçon, fit le colonel, et du talent. Je viens de visiter le nouvel hôtel de ma Fanchonnette, qui est son œuvre, c’est gentil à croquer. Mais nous sommes tous mortels, pas vrai?…

– Excepté moi! reprit-il d’un air espiègle en poussant la porte de la chambre.

Il entra le premier et se dirigea vivement vers la fenêtre de gauche, celle dont Carpentier avait laissé retomber les rideaux. Roblot regardait par-derrière son allure cassée mais sautillante.

– Diable de vieux polichinelle! pensait-il, c’est sûr qu’il a été taillé dans du caillou!

Le colonel découvrit du premier coup d’œil le trou du carreau. Il l’examina curieusement et grommela:

– Deux pieds et demi d’écart, c’est trop. Ma main se gâte. Puis faisant exactement comme Vincent lui-même avait fait, il se retourna, cherchant une ligne imaginaire qui le conduisit droit au lit. Il mit le doigt sur la patère percée et dit encore:

– Bonne arme, mauvais tireur. Voilà un coquinet qui m’a l’air d’avoir dans sa poche un bout de corde de potence… Voyons le déjeuner.

Roblot tenait à la main la tasse d’argent qui avait contenu le potage.

L’a-t-il assez nettoyée? demanda-t-il d’un ton de triomphe.

Le colonel prit la tasse et la regarda longuement.

– Bibi, dit-il enfin, tu es un imbécile.

– Merci…, commença Roblot.

– Tais-toi! ce potage n’a pas été mangé, mais lampé, puis léché non pas par un homme, mais un chat ou un chien…

– Le chien! s’écria Roblot, qui se frappa le front.

Les yeux du colonel furetaient déjà, interrogeant tous les coins de la chambre.

– César! appela Roblot; ici, César!

Il s’élança vers le cabinet de toilette, qu’il ouvrit. Quand il revint sur ses pas, il trouva le colonel penché sur les cendres du foyer, d’où il retirait la moitié du bifteck qui manquait dans le plat, en marmottant: