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– À toi, comte Julian! à toi, parricide!

Le couteau de Vincent avait percé la poitrine de l’assassin à la place du cœur. Il tomba sur ses genoux, disant:

– Est-ce donc vrai que je suis fou!

Le couteau restait dans la toile. Vincent l’en retira lentement et l’y retourna malgré lui avec une homicide volupté.

– Non, non, fit-il, je ne suis pas fou. La chair n’est pas plus dure à percer que le chanvre. Il faut vivre. Ma vie c’est sa mort.

Tout près de lui, au mur de l’atelier, pendait une paisible panoplie; le costume complet du paysagiste en campagne, avec le parapluie-pliant-canne et le sac-omnibus qu’on porte si joyeusement sur le dos quand on est jeune, plein de santé, plein d’espoir et qu’on marche à la conquête de la nature.

Vous les avez enviés bien souvent, ces libres enfants de l’art, sans souci et sans gêne, qui ne craignent rien, pas même le ridicule, et qui s’en vont, piétons infatigables, chercher de vieux arbres, de l’herbe, de l’eau, de la lumière, la vérité enfin de la terre et du ciel.

Ont-ils du talent? Je ne sais. Quelques-uns en auront peut-être, et je voudrais que Dieu en pût donner à tous.

Mais ils ont la jeunesse et ils ont la foi. Cette grande vertu, l’espérance, attache des ailes à leurs pieds.

Qu’ils aillent, qu’ils s’efforcent. Le lac leur dira le secret de sa molle transparence, les moissons feront pour eux onduler l’or pâle des épis; la forêt les inspirera de son ombre, où le soleil oblique glissera un long regard brillant.

Qu’ils aillent, ces poètes du pinceau, qu’ils soient heureux comme ils sont braves, et qu’au bout du voyage, enchanté par l’illusion, ils trouvent l’aisance, sinon l’opulence; sinon la gloire, qui est, hélas, si rare! du moins un peu de renommée heureuse.

Une idée traversa la cervelle de Vincent. Il n’était ni peintre, ni jeune, et la nature n’avait aucun secret à lui confier, mais c’était un déguisement qu’il cherchait.

Il ne discuta même pas le soudain conseil que lui donnait sa fantaisie.

Le premier mouvement est, dit-on, le bon: Vincent décrocha le costume, mit bas ses vêtements et fit sa toilette avec une vivacité toute juvénile.

– Et Reynier? demanda-t-il pourtant.

Il prit un fusain et écrivit sur la muraille, à la place où il avait pris le costume:

«Mes enfants, au revoir.»

Puis il chargea le sac sur ses épaules, prit en main la canne-pliant et sortit à grands pas par la seconde issue de l’atelier qui donnait sur la rue Vavin.

Premier bonheur, la concierge s’occupait de son ménage et ne le vit point passer.

Second bonheur, la rue était déserte. Vincent put tourner l’angle de la rue de l’Ouest et gagner le rond-point de l’observatoire sans rencontrer aucune de ces figures curieuses qui embarrassent la timidité d’un acteur à ses débuts.

Le rôle qu’il avait choisi convenait du reste au quartier. L’allée de l’observatoire est le grand chemin des peintres-touristes.

On ne fait pas plus attention à eux dans ces parages qu’on ne remarque les aspirants de marine à Toulon, les bonnes d’enfants aux Tuileries ou les cuirassiers à Versailles.

Autant que le lui permettaient sa fatigue et ses contusions mal guéries, Vincent se donnait la tournure de l’emploi. Il allait d’un air crâne, le nez au vent et portant sur l’oreille un feutre mou à grands bords qui était «artiste» à toute outrance.

Une fois passées les latitudes où le bal Bullier florit maintenant (c’était alors, le règne de la Grande-Chaumière), tout danger de rencontrer quelque connaissance, par hasard, avait évidemment disparu.

Vincent ne pouvait plus craindre que les émissaires des Habits Noirs.

Il obliqua sur sa gauche et gagna par les petites rues voisines de la barrière d’Enfer les confins du faubourg Saint-Marcel, pour sortir enfin de Paris par la barrière de Fontainebleau.

Une fois sur la route de Bicêtre il respira plus librement, quoique ses membres courbaturés commençassent à parler de lassitude.

Il faisait une chaleur étouffante. Le ciel magnifique au zénith, se couvrait à l’horizon de nuages légers qui semblaient venir de l’est avec lenteur, malgré le vent contraire qui soufflait du sud-ouest par petites rafales tièdes et lourdes.

Pour quiconque connaît le climat parisien, ces jolies nuées de l’est portées par de mystérieux courants, sont, dans les sécheresses caniculaires, la promesse presque certaine d’une vaste ondée.

Mais Paris n’apprendra jamais le langage du ciel. Il aime mieux croire à Mathieu (de la Drôme) et au baromètre, qui lui en content de toutes les couleurs.

Paris, toujours étonné que la pluie puisse venir après le beau temps, se met en déroute à l’instant même où l’ouragan soulève en tourbillons la poussière du boulevard; la première goutte d’eau qui lui tombe sur le bout du nez le pousse sous une porte cochère, où il regrette amèrement ce parapluie, meuble humiliant que l’almanach lui imposa par tant de jours ensoleillés!

Vincent Carpentier poursuivait sa route, sans souci des nuages de l’est, qui, en fait, avaient de riantes couleurs et ne couvraient pas le quart du ciel.

Au couchant, le soleil descendait dans des vapeurs empourprées qui ne parvenaient pas à voiler sa splendeur.

Il pouvait être six heures du soir.

Vincent avait fait dessein de remplir au naturel son rôle de pauvre hère et de prendre son souper et son lit dans une auberge de la grande banlieue, sous prétexte d’arriver plus tôt le lendemain matin sur le terrain de chasse, de sa chasse aux paysages.

Comme il allait, bien fatigué déjà, mais soutenu par la pensée que chaque pas l’éloignait du danger, il eut l’idée de regarder derrière lui la route droite et plate, pour mesurer la distance parcourue.

Un coupé arrivait au grand trot, soulevant un nuage de poudre.

Carpentier eut comme un éblouissement, et son cœur cessa de battre. Il avait reconnu du premier coup d’œil, non seulement le coupé, mais le cheval et le cocher, ce beau Napolitain de Giovan-Battista, dont les sourcils, plus noirs que le jais, faisaient contraste avec la neige frisée de sa perruque blanche.

Vincent rabattit son feutre sur ses yeux, et désespérant de tromper le regard inquisiteur du comte Julian par la gaillardise de son allure, il prit, au contraire, la démarche titubante d’un Raphaël d’occasion qui a bu son plein, même avant le dîner.

En même temps, il entonna d’une voix enrouée la plus redoutable chanson d’atelier qui lui vint en mémoire.

Le coupé filait presque sans bruit; il passa, rapide et léger, au milieu de la route dont Vincent tenait la marge.

Celui-ci portait sur l’épaule son parapluie professionnel, ce qui lui masquait d’autant le visage.

Il n’eut garde d’examiner le coupé ostensiblement; mais la peur est une femme, elle jouit de ce privilège féminin qui consiste à voir sans regarder.

Vincent, abrité derrière les vastes plis de son parapluie, put reconnaître à la portière du coupé le profil perdu du colonel.

Que faisait là le comte Julian? Pourquoi était-il précisément sur cette route?

Au moment même où Vincent s’adressait à lui-même cette question, un brusque coup de vent, précurseur de l’orage qui approchait, prit la route en écharpe et souleva une véritable trombe de poussière derrière laquelle le coupé disparut.