Выбрать главу

Pour Vincent, il ne s’agissait pas de l’orage. Vincent ne vit même pas que ces jolis nuages de l’est avaient démesurément grandi et que leur ligne de bataille, tranchée nettement sur le bleu du ciel, passait maintenant sur sa tête, empruntant au soleil couchant quelques teintes pourprées qui rendaient plus lugubre la masse entière, sombre et lourde comme une immense calotte de plomb.

Ce à quoi Vincent songeait, c’était au coupé.

Quand le tourbillon de poussière tomba, le coupé avait disparu, ou du moins on ne pouvait plus le distinguer parmi les quatre ou cinq véhicules qui se montraient au lointain rembruni de la route.

Sans réfléchir, Vincent abandonna la grande route et se jeta dans un chemin de traverse qui s’ouvrait sur la gauche.

Sa seule pensée était de ne point suivre la même direction que ce terrible coupé.

Le chemin de traverse qui prenait à moitié route de Paris à Villejuif, tournait le dos au fort de Bicêtre et descendait vers la Seine, coupant l’avenue de Choisy, à la hauteur du Port-à-l’Anglais.

Quelques maisons de pauvre apparence en bordaient l’embouchure, mais au bout de deux ou trois cents pas, la voie rétrécissait tout à coup, courant tortueusement à travers champs.

À peine Vincent y était-il engagé, que l’orage éclata avec une singulière violence. Le terrain sonna tout à coup sous le choc retentissant d’une averse de grêle comme le vent d’est seul en peut amener à Paris.

En même temps, le jour se voila subitement. Il semblait qu’un rideau noir, aux reflets verdâtres et violacés, fût tombé sur la campagne.

L’ouest éteint n’envoyait plus que des rayons sinistres, aux couleurs fausses et qui allaient sans cesse diminuant d’intensité.

Le large bruit de la grêle, battant le solde tous côtés, fut traversé par un craquement sec et déchirant, contemporain d’une illumination blafarde qui enveloppa Vincent comme un suaire, tissé de pâles clartés, puis les échos du ciel et de la terre, transformant cette explosion de la foudre, la renvoyèrent de toutes parts en un formidable roulement.

À dater de cet instant, l’orgie de l’ouragan monta, exagérant sa turbulence et ses tumultes. La nuit poussa des cris surhumains. Le ciel éventré dans tous les sens, montra l’incendie de ses entrailles en un désordre splendide jusqu’à l’horreur.

Cela dura une demi-heure. Vincent Carpentier, faible et malade, allait désormais au hasard, poussé de-ci de-là comme une misérable barque ne gouvernant plus et incapable de résister à la tourmente.

Dans l’obscurité, déjà profonde, l’éblouissement des éclairs ne lui montrait rien que le sol plat et détrempé, où chacun de ses pas s’enfonçait jusqu’à la cheville.

Il avait perdu la route tracée. Un moment, il eut crainte de mourir.

Et dans ce trouble inouï qui ballottait sa pensée comme les éléments déchaînés secouaient son pauvre corps, un refrain de souvenir fatiguait incessamment sa cervelle.

Il songeait à l’aventure de Reynier dans la campagne de Sartène, par une nuit pareille, par un orage semblable.

Cette idée le poursuivait et l’obsédait.

Deux ou trois fois la foudre lui laissa voir des masures éparses dans les champs. C’était à tout le moins un abri – mais il passait, tout frissonnant sous ses habits qui ruisselaient.

Il avait peur de l’hospitalité inconnue.

Les noms des hôtes de Reynier lui revenaient en mémoire. Il avait peur de Bamboche, la mégère ivre, et de cet assassin à face de bouledogue, que le jeune peintre appelait le Marchef.

Il tomba enfin, ou plutôt il se laissa aller, vaincu à la fois par la fatigue intolérable et par la douleur que lui causaient ses blessures rouvertes.

Il n’avait pas la volonté de lutter.

Auprès de lui était une masse sombre. Ses reins restaient baignés dans l’eau de l’ondée, mais sa tête s’appuyait contre une pierre qui formait le seuil d’une maison.

Vincent ne voyait pas la maison, mais il entendait derrière lui une voix rauque qui chantait parmi les fracas de l’orage: une voix de vieille femme ivre.

L’histoire de Reynier le tenait à tel point qu’il croyait reconnaître une chanson italienne.

Un éclair brilla. La maison sortit de l’ombre, délabrée et triste, avec le sentier fangeux qui la bordait et la haie chauve de son petit enclos.

Quand l’éclair eut cessé de luire, Vincent vit une lueur faible sourdre entre la porte et le seuil.

On chantait toujours. Des pieds chaussés de gros souliers se mirent à marcher sur le carreau.

– Ohé! cria-t-on à l’intérieur, est-ce que tu t’endors au lieu de t’habiller, fainéant? Ohé! Marchef!

Si la muraille était tombée sur lui, Vincent n’eût pas été frappé plus violemment.

Un instant, il crut rêver, d’autant que cette stupéfiante question n’obtint point de réponse.

Mais la voix rauque reprit presque aussitôt après:

– Ce n’est pas tous les soirs que le Maître se dérange pour venir lui-même te dire, jusqu’au fond de ton trou: Il fait jour. La besogne doit être pressée. Il n’y a pas de mauvais temps qui tienne. Mets-toi en route si tu veux garder tes os!

Point de réponse encore.

Vincent songeait, faisant un mortel effort pour voir clair dans le chaos de sa cervelle.

– C’était ici que venait le coupé du colonel! Et c’est pour moi qu’il a besoin du marchef!

Il frissonna et ajouta en lui-même:

– Le marchef! L’homme qui tue!

Il essaya de se relever pour fuir. Ses membres étaient paralysés.

– Je vais bien sortir, moi, reprit encore la voix rauque, pour aller chercher la goutte. Ma bouteille est vide et j’étrangle de soif… Ah! à la fin, te voilà!

Un second pas, plus lourd, se fit entendre à l’intérieur et une autre voix dit:

– Est-ce que le père ne t’a pas semblé tout drôle vieille Bamboche? Il n’y a rien de changé en lui et ce n’est plus le même homme. Pour qu’il ait engagé sa voiture dans nos ruelles, il faut qu’il tienne rudement à régler le compte de cet architecte, c’est sûr.

– Raison de plus pour te dépêcher, paresseux!

Encore une fois, Vincent, rassemblant toutes ses forces, tenta d’échapper à l’étreinte du cauchemar qui le garrottait. Il parvint à se mettre sur ses mains et sur ses genoux.

– Tourne voir un peu la meule, dit en ce moment le marchef, j’ai de la rouille à mon outil.

Le bruit d’un couteau qu’on aiguise contre une pierre grinça longuement.

Ce fut le dernier que Vincent entendit avant de retomber sur le seuil même, vaincu et privé de sentiment.

XXXVIII La disparition

À dater de cette nuit, Reynier d’un côté, Irène de l’autre restèrent absolument sans nouvelles. À l’hôtel de Vincent Carpentier aucun indice ne fut trouvé qui pût aider à deviner l’énigme de sa disparition.

Car Vincent avait disparu complètement, sans laisser derrière lui la moindre trace, et comme si la terre se fût ouverte pour l’engloutir.

Irène fut frappée violemment.

Nous l’avons vue jusqu’ici sous le coup d’une obsession morale très intense. Un mauvais génie s’était glissé auprès d’elle et l’avait enlacée comme le serpent s’enroule autour d’une proie.