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Et, chose singulière, parmi ceux qui ne repoussèrent pas très loin cette idée de folie se trouvèrent au premier rang Reynier et Irène elle-même.

Irène et Reynier avaient eu tous les deux cette pensée avant que le bruit public la mit en circulation.

Et les bonnes Dames de la Croix s’avouèrent entre elles que M. Carpentier avait «un drôle d’air» en surveillant les apprêts de la distribution des prix.

Mais ce ne fut pas tout. Il se découvrit en même temps que les affaires de Vincent Carpentier n’étaient brillantes qu’à la surface. Une fourmilière de créanciers surgit tout à coup, après sa disparition, et le fidèle Roblot vint un matin dire à Reynier:

– Qui jamais aurait cru cela? Il devait à Dieu et à ses saints. On va vendre l’hôtel, par suite de jugement, et tous frais payés, M. Lecoq en sera encore pour deux ou trois cents mille francs de perte!

L’hôtel fut vendu, et il ne resta que des dettes. Irène quitta le couvent de la Croix.

Quelques mois s’étaient écoulés, Irène avait seize ans, Reynier lui dit: «Marions-nous, c’était la volonté de notre père.»

Irène répondit: «Je suis trop jeune.»

Elle prit une petite chambre et travailla de ses mains pour vivre.

D’autres mois passèrent. Paris avait oublié Vincent Carpentier depuis longtemps.

Un autre événement bien autrement important l’occupa pendant toute une semaine: je veux parler de la mort de ce juste, plein de jours et de vertus, le colonel Bozzo-Corona.

Nous avons raconté dans un autre livre [1] la fin de ce bienfaiteur de l’humanité et l’attendrissante cérémonie funéraire qui s’ensuivit.

Nous avons à relater ici seulement certains détails encore inédits qui se relient étroitement à notre présente histoire.

Le lit d’agonie du colonel avait été entouré jusqu’à la fin par les principaux membres de l’association des Habits Noirs. C’était sa famille. Il avait exercé sur eux pendant les deux tiers d’un siècle cette tyrannie paternelle et gouailleuse que nous avons mise en scène tant de fois dans nos récits.

Quiconque l’avait attaqué était mort. Sa chancelante vieillesse enterrait les jeunes et les robustes.

Il semblait que sa décrépitude fût éternelle.

Ils étaient là, près de son lit, tous ceux qui devaient lui succéder, comme les lieutenants d’Alexandre partagèrent son empire.

Seulement l’empire d’Alexandre était facile à partager, on n’avait qu’à tailler dans la masse des provinces et des royaumes, tandis qu’ici l’héritage invisible semblait fuir.

On avait sur l’immensité du patrimoine des idées vagues et presque féeriques, mais un seul homme, dans le monde entier, pouvait dire: «En tel lieu, creusez la terre, et vous trouverez le Trésor de la Merci.»

Cet homme allait mourir – et il ne parlait pas.

Allait-il mourir? Tous ceux qui étaient là avaient espéré et même conspiré tant de fois sa fin! On avait vu si souvent ses deux pieds trébucher au bord de la fosse! Cette sempiternelle agonie qui se jouait des héritiers impatients était-elle plus vraie aujourd’hui qu’hier?

Nul n’aurait pu l’affirmer. Ils étaient là, le Dr Samuel, l’abbé X…, le duc (Louis XVII), le comte Corona, M. Lecoq (Toulonnais-l’Amitié), la comtesse de Clare. Ils affectaient un profond chagrin et dévoraient de l’œil cette pâleur cadavéreuse qui était pour eux la plus chère de toutes les promesses.

Le colonel avait dit la veille au soir:

– Mes bons chéris bibis, cette fois, je suis au bout de mon rouleau. Je ne passerai pas la journée de demain. Vous voilà riches comme des Crésus. Je ne peux pas emporter notre tirelire. Sangodémi! allez-vous vous en donner, mes minets! je ne veux même pas vous apprendre combien il y a dans le sac; il faut vous laisser le plaisir de la surprise. Je sais bien que vous me pleurerez, mes biribis; mais ce sera une fière consolation quand mon testament vous tombera sur la tête comme une bénédiction… Je ne vous en dis pas davantage.

Il demanda un prêtre, désirant finir, comme il avait vécu, décemment.

L’abbé X… s’offrit. Le mourant lui fit un pied de nez amical.

En sortant, le docteur dit:

– Il n’a pas voulu se laisser tâter le pouls par moi. Il est très bas, mais je l’ai vu plus bas que cela.

– Méfiance! grommela Lecoq. Je le croirai défunt quand les vers l’auront mangé.

La comtesse de Clare demanda:

– Que ferions-nous s’il emportait avec lui son secret?

XXXIX La chambre du mort

Parmi les Compagnons du Trésor, personne ne sut répondre à la question de la comtesse de Clare.

Le lendemain de grand matin, le colonel eut une longue conférence avec la comtesse Francesca Corona, sa petite-fille et sa favorite. Il se plaignit à elle, disant qu’on lui avait envoyé, la veille, un faux prêtre, un misérable coquin, du nom d’Annibal Gioja, âme damnée de la comtesse de Clare, à qui on avait mis une soutane par-dessus sa redingote.

– Je l’ai percé à jour, ajouta-t-il, et je lui ai raconté des sornettes. Je désire me confesser pour tout de bon. Si cela ne fait pas de bien, ça ne peut non plus faire de mal, pas vrai, Fanchette? J’ai bien des choses à te dire. Je leur ai promis à chacun ma succession, mais c’est toi qui l’auras. Je n’aime que toi. Je te confierai le secret de la Merci, je mettrai le Scapulaire à ton cou – le scapulaire que je portais quand mon nom faisait trembler l’Apennin… mon nom de Fra Diavolo! Et je te donnerai la clef du trésor – lac de richesses sans fond où il y a assez d’or pour payer la conscience du genre humain tout entier!

– Qu’ai-je besoin de tout cela? murmura Francesca; si vous n’êtes plus là, ils me tueront.

– C’est toi qui les tueras, si tu veux. Dans notre poète de Ferrare, le divin Arioste, il y a un chevalier qui renverse tout avec une lance d’or. Tu auras la lance d’or… Mais écoute, les heures passent comme des minutes à l’approche de la mort. Il faut que tu gagnes l’héritage en exécutant mes ordres. Veux-tu m’obéir?

Francesca répondit:

– Je vous ai toujours obéi, mon père.

– C’est vrai! mais les autres… Ah! les autres… Ils m’entourent comme les chacals et les corbeaux rôdent autour de l’agonie des lions. Je suis content de mourir. La mort est un refuge. Ils m’auraient assassiné!

Un frisson de terreur qui, certes, n’était pas joué, secoua ses membres sous la couverture. Il ajouta:

– Approche-toi. Ils ne doivent pas être loin. Tu serais perdue s’ils entendaient ce que je vais te dire… Approche encore!

Sa voix descendit jusqu’au murmure, tandis qu’il poursuivait:

– Il faut un homme pour te garder le trésor. Je l’ai choisi entre des milliers d’hommes, et j’ai mis des années à le choisir. C’est cet homme-là que je veux pour confesseur. Il est prévenu, il attend. Va me le chercher.

– Où est-il?

– Tout près d’ici, passage Saint-Roch. C’est un jeune prêtre. Il est comme nous des environs de Sartène; il se nomme l’abbé Franceschi. Répète le nom.

La comtesse Corona obéit. Le colonel reprit:

– Francesca, Franceschi, tu te souviendras. Il demeure au numéro 3 du passage. Il est vicaire depuis deux jours. C’est un saint qui jeûne pour donner son pain aux pauvres. Tu n’as rien à lui expliquer; il connaît d’avance sa besogne. Tu lui diras seulement le mot convenu.

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[1] Voir Les Habits Noirs, premier volume de la série.