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Elle appuya sa main contre sa poitrine, où son cœur battait violemment, et balbutia:

– Connaît-elle donc Julian?

La comtesse s’était déjà retournée vers la tombe devant laquelle ses genoux fléchirent.

Comme elle était ainsi prosternée, les persiennes de la fenêtre en retour s’ouvrirent sans bruit, et un homme, jeune encore, grand, élancé, encadrant un beau visage trop blême dans les boucles d’une chevelure soyeuse, noire comme l’ébène, parut et fixa sur Irène un regard tendre qui souriait gravement.

Irène, tremblante d’émotion, tourna les yeux vers la comtesse; agenouillée.

Le sourire du pâle cavalier prit une expression étrange où il y avait une nuance de moquerie.

En ce moment le soleil allumait l’or de l’inscription funéraire qui disait en lettre de feu:

Ci-gît le colonel Bozzo-Corona, bienfaiteur des pauvres, priez Dieu pour le repos de son âme.

IX La lettre de Vincent Carpentier

Il y avait encore dans Paris nombre de gens que le nom du colonel Bozzo-Corona, lu à l’improviste, aurait vivement impressionnés. Ce nom n’était pas pour Irène Carpentier celui d’un inconnu. Elle avait déjà dix ans quand Francesca Corona était apparue comme une souriante providence dans le pauvre logis de son père.

À dix ans, on garde ses souvenirs. Irène savait bien qu’à dater de ce jour l’aisance était entrée chez son père.

L’aisance, oui, mais le bonheur? Non, certes. C’avait été le signal de la séparation et la fin de la famille, heureuse dans sa médiocrité. Reynier était parti pour l’Italie. Elle-même, Irène, avait été placée dans la pension des Dames de la Croix.

En somme, tout cela composait ce qu’on appelle d’ordinaire un grand bienfait. C’était de l’argent donné, sans parler de l’aide puissante qui, à la même époque, lança tout à coup Vincent dans le monde des belles affaires et fit du pauvre maçon un architecte renommé.

Pourquoi donc avons-nous pu employer cette locution glacée: «Pour Irène, le nom du colonel Bozzo n’était pas celui d’un inconnu»?

C’est qu’Irène, étrangère au colonel, et n’ayant jamais été en rapport personnel qu’avec Francesca Corona, n’avait pu que recevoir les impressions de son père; or, nous savons de quel genre particulier était la reconnaissance vouée au colonel par Vincent Carpentier.

Irène avait aimé de tout son cœur Francesca, sa véritable bienfaitrice, mais Francesca était morte. Elle gardait à la belle et malheureuse comtesse Corona un tendre souvenir; pour la mémoire de ce vieillard dont son père parlait avec crainte, elle ne pouvait avoir qu’un vague et froid respect.

D’un autre côté, Vincent, tout en fréquentant ce monde où le colonel lui avait trouvé ses premiers clients, en avait éloigné sa fille de parti pris.

Peut-être devinait-il déjà ce qu’était ce monde, et rien ne lui était plus facile que d’en isoler la jeune élève du couvent de la Croix, qui restait occupée à ses études.

Irène n’avait jamais eu aucune relation ni avec les commensaux de l’hôtel Bozzo-Corona, ni avec les habitués du salon de la comtesse de Clare.

Nous préférons le dire franchement: l’attention qu’elle donnait aux lettres d’or plaquées sur la tombe du colonel ne se rapportait point au passé; Depuis quelques jours, l’inscription, frappée à une certaine heure – l’heure du rendez-vous -, par les rayons du couchant, lui servait de cadran solaire, et c’était tout.

Cela devait durer quelques jours encore, puis, la diminution des heures diurnes amenant un écart trop grand, elle allait oublier la tombe, comme on cesse d’interroger une horloge arrêtée.

Évidemment Irène ne songeait ni à l’une ni à l’autre des deux incarnations du colonel Bozzo-Corona. L’illustre philanthrope de la rue Thérèse lui était indifférent; elle ne connaissait pas le Père ou le Maître des Habits Noirs.

Il est probable qu’elle n’avait jamais ouï parler de la ténébreuse association dont la mort du colonel Bozzo avait inauguré la décadence.

Car Paris respirait depuis quelque temps. Le crime ne s’arrêtait pas: c’est là un commerce qui ne chôme guère, mais du moins n’était-il plus bruit de ces méfaits en quelque sorte insaisissables, qui glissaient comme des serpents hors de la main des juges et défiaient l’habileté proverbiale des Ulysse de la Sûreté.

L’association du Fera-t-il jour demain avait pris ses quartiers de repos en portant le deuil de son chef.

Il était mort, ce général que ses lieutenants, jaloux, mais subjugués, avaient regardé si longtemps comme immortel. Il était mort, ce démon qui se vantait lui-même d’être éternel comme le MAL.

Il était mort dans son lit, bourgeoisement et paisiblement, suffoqué par une dernière quinte de toux, ni plus ni moins qu’un enfant, victime de la coqueluche.

L’éloquence avait parlé sur sa tombe; de nobles plumes s’étaient inclinées devant sa mémoire, et il avait eu jusqu’à ce suprême honneur d’être insulté par Caliban le pamphlétaire, le maraud qui fourbit la gloire avec une poignée de boue.

Il faut cela chez nous pour donner le dernier poli à la renommée.

Donc, pour Paris honnête qui se compose de vous, de moi et de tout le monde (méfiez-vous!) le juste dormait enveloppé dans le linceul des oraisons funèbres.

Pour cet autre Paris, nocturne capitale du vol et de l’assassinat, forêt invisible dont les loups ont leurs repaires on ne sait où, le diable était retourné en enfer. Cet autre Paris existe, quoi qu’on en dise. Il a sa poésie et ses légendes comme il a ses grands hommes et ses dieux.

Dans ce Paris, la mémoire du colonel Bozzo restait haute comme une épopée. Et de même qu’après le dernier jour de Charlemagne ou de Napoléon, l’espoir restait de les voir tout à coup apparaître, soulevant d’une épaule puissante le marbre du sépulcre, de même les anciens sujets du roi-mystère, les enfants du Père-à-tous, attendaient avec une confiance superstitieuse la résurrection de leur noir messie.

On l’attendait d’autant mieux qu’une rumeur circulait parmi ce peuple. On disait que le colonel avait emporté le secret des Habits Noirs, et les Maîtres qui avaient formé autour de lui pendant des années, une sorte de conseil des ministres, ne savaient où était enfoui le fameux trésor, grossi depuis les deux tiers d’un siècle, par la réussite de tant de crimes.

Irène, cependant, restait cachée derrière la bordure fleurie qui ornait sa fenêtre et regardait de tous ses yeux la femme élégante et belle qu’elle avait désignée ainsi «Mme la comtesse.»

Il y avait dans ce regard des inquiétudes et déjà de la jalousie.

Le voisin qui venait d’ouvrir ses persiennes était sans doute ce beau cavalier Mora, qu’elle attendait chaque soir à la même heure, et dont les lettres d’or de la tombe voisine, brillant sous les derniers rayons du soleil couchant, lui annonçaient la visite.

Il y avait du grand seigneur dans cet homme dont l’âge, dès la première vue, semblait un problème assez difficile à résoudre: du grand seigneur de roman ou de comédie.

On a connu beaucoup de ténors italiens, doués de cette beauté bigarrée, noir sur blanc, qui fait tant de ravages dans les avant-scènes de nos théâtres.