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Un soir, dans un cercle, où j’étais, par hasard, entouré de vraies baronnes, on jouait à faire le portrait de Don Juan. Plusieurs de ces dames le voyaient moitié neige, moitié encre.

Et de fait, dans ce type splendide de mangeurs de femmes, il y a du héros, mais aussi du coiffeur.

Quant à cette circonstance qu’Irène, pauvre ouvrière, pût connaître Mme la comtesse, il n’y avait là rien que de très simple. Le riche écusson brodé qu’Irène était en train d’achever sur son métier lui avait été commandé par la comtesse elle-même, qui l’avait choisie sur sa réputation d’habileté, pour exécuter ce meuble.

Irène avait vu Mme la comtesse deux ou trois fois seulement, en rapportant à son hôtel les pièces achevées.

Il n’y avait assurément rien d’étonnant non plus à ce qu’une femme du faubourg Saint-Germain vint prier sur la tombe d’un vieillard généreux qui avait appartenu au très grand monde, et pourtant Irène fut surprise, car, depuis qu’elle habitait le pavillon Gaillaud, elle n’avait jamais vu personne accomplir ce pieux pèlerinage.

À Paris, quand nulle passion politique ne s’en mêle, c’est de très loin qu’on honore les reliques des saints.

Irène avait tourné son regard vers la comtesse tout uniment pour voir si cette dernière avait aperçu le beau cavalier. Entre femmes on se devine.

La comtesse, immobile et penchée, semblait en prières.

Seulement sa prière ne dura pas longtemps.

Quand elle se redressa, ce fut pour darder encore au retour du pavillon ce même regard perçant et rapide.

Mais dans l’intervalle les persiennes avaient roulé sans bruit sur leurs gonds et désormais Irène seule pouvait voir, entre leurs battants demi-fermés, la figure du cavalier qui lui souriait toujours.

Une nuance rosée monta aux joues de la jeune fille. Les persiennes, poursuivant leur mouvement, se fermèrent tout à fait.

Mme la comtesse drapa sur ses épaules les plis légers de son châle de dentelle et s’éloigna sans même accorder un regard à la fenêtre d’Irène.

– Elle ne m’a pas vue, pensa celle-ci, au moment où la comtesse disparaissait derrière les feuillages.

Elle ajouta sans la moindre amertume:

– Sait-elle seulement que c’est ici la maison de sa brodeuse?

Puis elle dit encore en ramenant ses yeux vers la fenêtre aux persiennes closes:

– Il va venir…

Il y avait en elle une agitation singulière. Elle ne brodait plus, et son oreille tendue cherchait à surprendre le bruit de pas qu’elle attendait dans le corridor.

Dans le corridor, aucun bruit de pas ne se faisait.

Au contraire, Irène entendit marcher au-dehors, probablement dans le chemin des Poiriers, car on ne voyait plus personne dans le cimetière.

Une voix contenue dit:

– De ces fenêtres-là, on est aux premières loges!

Irène fit un brusque mouvement pour se lever et jeter un coup d’œil sur le chemin, mais elle s’arrêta, soit frayeur instinctive, soit plutôt que, derrière les persiennes fermées, elle devinât le regard du cavalier Mora fixé sur elle.

Le cavalier pouvait être là, en effet, mais pourquoi Irène aurait-elle eu frayeur de ceux qui passaient dans le chemin?

Maintenant que le soleil avait fait son office en caressant les lettres d’or du nom de Bozzo, le jour allait baissant; j’ai peut-être oublié de vous dire que les derrières de la rue des Partants, et généralement les environs du Père-Lachaise ne forment pas le quartier le mieux gardé de Paris.

Irène voulut reprendre sa broderie, mais la voix qui avait parlé tout à l’heure s’était rapprochée.

On eût dit qu’elle chuchotait maintenant dans l’étroite cour plantée de jeunes marronniers, qui séparait le pavillon Gaillaud du chemin.

Irène prêta l’oreille attentivement et saisit quelques mots qu’elle assembla ainsi:

– Du premier étage et même du second, rien: les arbres empêchent de voir. Au troisième, il n’y a que deux chambres de louées: celle de la brodeuse et celle de l’Italien là-haut, qui a les persiennes fermées. Aux greniers, rien: les lucarnes donnent sur les petits jardins.

C’était assurément quelqu’un qui connaissait bien la maison.

Mais que pouvait-on voir de la chambre de la brodeuse et de la chambre de l’Italien?…

La cloche de clôture du cimetière tintait dans le lointain, du côté de Charonne. Bientôt, une autre cloche sonna tout près du mur longeant le chemin des Poiriers, et on vit passer dans cette espèce de clairière qui dégageait la tombe du colonel Bozzo un gardien qui disait «On ferme».

Aussitôt que ce gardien eut disparu, deux hommes sortirent avec précaution des massifs groupés à droite de la tombe, tandis qu’un troisième se montrait derrière la table de marbre blanc.

Le jour avait tellement baissé qu’on ne pouvait distinguer les traits de ces hommes.

Leur costume n’avait rien de remarquable, en mal ni en bien, et pourtant leur aspect fit naître dans l’esprit d’Irène l’idée que, tout à l’heure, Mme la comtesse, seule et si près d’eux dans ce coin reculé, venait de courir un danger.

Les paroles entendues naguère n’avaient certes pas été prononcées par eux, car la tombe était éloignée d’une centaine de pas pour le moins; mais je ne sais pourquoi, dans la pensée d’Irène, leur présence se rapportait aux paroles entendues.

Les trois hommes s’éloignèrent, mais non pas du même côté que le gardien.

Irène restait immobile et toute pensive.

– Comme il tarde! murmura-t-elle tout à coup en remarquant l’ombre épaissie autour d’elle. Il a peut-être entendu, lui aussi! C’est sans doute un danger nouveau. Il y a tant d’ennemis autour de lui!

Son charmant visage prit une expression de tristesse.

Puis sa rêverie tournant encore une fois et revenant aux objets qui l’avaient récemment frappée, elle ajouta en prenant la lettre sur son métier:

– C’est mon père… c’est mon père qui me met ces idées-là dans l’esprit. Je finirai par avoir peur de mon ombre!

Le contact de la lettre lui donna un petit frisson.

– Pauvre père! dit-elle encore, il voit des dangers partout, et des crimes! Cette histoire qu’il recommence toujours et qu’il entame chaque fois comme s’il dévoilait un grand secret, elle est si confuse!… mais si terrible! Est-elle vraie, cette histoire? Elle doit être vraie, et c’est ce qui a porté le dernier coup à sa raison. Il faut bien qu’il y ait quelque chose, puisqu’il a tout abandonné, puisqu’il a brisé sa carrière pour s’enterrer vivant dans ces noirs souterrains de Stolberg.

Dans la demi-obscurité, ses yeux essayaient de déchiffrer l’écriture serrée de la lettre.

Elle parvenait à lire surtout parce qu’elle avait déjà lu.

Dans toutes ses lettres, Vincent Carpentier, dont le cerveau était évidemment malade, recommençait le même récit.

Irène lisait:

«… Je vais enfin te dire pourquoi je suis un mort. J’avais vu le petit-fils mettre son couteau dans la poitrine de l’aïeul, je connaissais, pour mon malheur, le secret du démon. Je dis à Reynier de me retenir une place aux Messageries: c’était la troisième place que je retenais. Je cherchais à donner le change. Pendant qu’il était aux Messageries, je m’enfuis avec ses habits. Fuir! c’est à peine si je pouvais marcher. Les cordes étaient entrées si avant dans ma chair! Et ma tête était lourde comme si on l’eût remplie d’or…»