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– Toujours cette pensée de l’or! fit Irène en s’interrompant. J’aurais voulu revoir ce tableau qui était dans l’atelier de Reynier et en face duquel Reynier devina pour la première fois la maladie du pauvre père: ce tableau qui représentait un fils assassinant son père dans une cave qui contenait un trésor… On dirait que c’est ce tableau qui est la folie de mon père.

Elle lut encore:

«… C’était du feu qui était dans l’air. Le ciel était couleur d’or, et de plomb, et de sang! La voiture de l’assassin passa sur la route dans un nuage de poussière. Et l’orage éclata, une tempête toute pareille à celle du récit de Reynier dans l’île de Corse. Je la reconnaissais bien, la tempête, et je rencontrai la maison déserte avec la vieille femme, Bamboche ivre d’eau-de-vie, et ce bouledogue à figure humaine, Coyatier, le marchef: toute l’aventure de Reynier, toute! Seulement, on ne m’avait pas raconté le parricide: je l’avais vu de mes yeux…»

Irène passa ses doigts sur son front.

– La folie se gagne, murmura-t-elle: je deviens folle à vouloir deviner cette énigme! Reynier en savait-il plus long que moi? Quand nous allâmes à Stolberg, le père lui parla un peu plus qu’à moi… Mais Reynier ne me cachait rien en ce temps-là… S’il avait su, il aurait parlé… Pauvre Reynier!… Qu’il soit bien heureux avec celle qu’il a choisie!

Il est un accent particulier pour les paroles qu’on prononce dans le but de se tromper soi-même.

Irène n’y voyait plus, mais elle lisait encore moitié en devinant, moitié par souvenir:

«… C’était vers cette maison isolée que se dirigeait la voiture de l’assassin quand je l’avais rencontrée sur la route. Il venait là commander un coup de couteau. Le coup de couteau était pour moi. À travers la porte, j’entendais le sinistre ouvrier qui aiguisait son outil sur une meule… Une fois, dans le midi de la France, du temps que je cherchais la santé pour ma pauvre Irène, la première, ta mère, un malheureux s’était réfugié chez nous.

«Les gendarmes le poursuivaient.

«C’était un ancien soldat d’Afrique; il avait tué sa femme dans un accès de jalousie. Il portait encore son uniforme.

«Cet homme m’avait fait horreur, d’abord, il se vantait de son crime, mais ma première Irène était comme toi; son âme voyait tout, elle me dit: «Celui-là est un pauvre misérable que l’amour a aveuglé; il se vante, mais il pleure.»

«C’était vrai. Il y a des créatures dont les baisers sont funestes comme la morsure d’un chien enragé.

«L’homme avait été un vaillant soldat. On lui avait broyé le cœur. Nous le gardâmes et nous le soignâmes. Quand il nous quitta, il dit à Irène: «Ce que vous avez fait pour moi, peut-être que je le rendrai à ceux que vous aimez.»

«… C’était cet homme-là, ma fille, qui tournait la meule dans la maison isolée, et qui aiguisait le couteau qui devait faire la fin de moi, pendant que la vieille femme ivre grondait et chantonnait, pendant que la tempête hurlait autour de mon corps. Car bientôt je ne valus pas mieux qu’un cadavre. Je perdis mes sens, couché dans une flaque d’eau, la tête sur la pierre du seuil.

«… Quand je m’éveillai, j’étais dans le lit de Coyatier dit le marchef, qui veillait à mon chevet. Il m’avait reconnu après tant d’années. La vieille était garrottée avec des cordes dans un coin. Il me dit: «J’ai souvent pensé à votre ange de femme. Je parie qu’elle est morte. Celles-là ne restent jamais bien longtemps sur la terre.»

«- Est-ce donc bien vous? demandai-je.

«- Oui; et vous auriez mieux fait de me laisser crever comme un chien, autrefois… Elle est morte, n’est-ce pas? Les mauvaises durent, les bonnes s’en vont. C’est égal, je lui ai fait une promesse, je vais la tenir…

La lettre s’échappa des mains d’Irène. La nuit était presque complète.

– Il n’y a pas de folie là-dedans, murmura-t-elle. Et pourtant c’est le fait d’un fou d’écrire toujours, toujours la même histoire dans dix lettres différentes…

Elle s’interrompit en tressaillant.

– Mais comme Julian tarde, s’écria-t-elle. Il y a quelque chose. J’ai peur désormais dans cette maison. Je veux le prévenir, car le danger est pour lui bien plus que pour moi. En bas, tout à l’heure, ces voix parlaient de la fenêtre aux persiennes fermées. C’est sa fenêtre…

Tout à coup elle se prit à écouter.

Un bruit de pas se faisait entendre dans le corridor.

Irène se leva, transfigurée par une joie soudaine.

– Le voilà! pensa-t-elle. Comme je suis enfant! Quand je reçois les lettres du pauvre père, je vois partout des dangers…

Elle riait franchement de sa frayeur. On frappa.

Elle dit d’une voix qui tremblait un peu, mais c’était le bonheur.

– Entrez!

En même temps, elle marcha vers la porte qui allait donner passage à ce beau cavalier Mora, si impatiemment attendu.

Mais quand la porte s’ouvrit, Irène recula stupéfaite.

Les dernières lueurs du crépuscule éclairaient, sur le seuil cette femme élégante et belle, qui s’était agenouillée naguère devant la tombe du colonel Bozzo.

– Madame la comtesse de Clare! chez moi! s’écria Irène.

– Je croyais m’être trompée, répliqua la nouvelle venue, en poussant la porte qu’elle referma derrière elle. Bonsoir, ma chère enfant. Je savais votre adresse, mais il y a loin de la rue des Partants jusqu’ici, et j’ai cru que j’allais m’égarer en chemin.

X La comtesse Marguerite

En 1843, Mme la comtesse de Clare était à l’apogée de sa fortune. Le faubourg Saint-Germain l’avait complètement adoptée, malgré les bruits étranges et de tout point incroyables, que la jalousie essayait de colporter à l’endroit de son passé.

On pouvait la regarder comme la reine de la mode sérieuse, tournant à la religion et à la politique.

Les légitimistes purs la craignaient à cause de la protection dont elle entourait le fils de Louis XVI, qui avait alors de nombreux partisans autour de Saint-Thomas-d’Aquin. Les hommes d’État fidèles à la branche aînée de Bourbon, comptaient avec elle et lui savaient un gré infini de sa prudence, car elle aurait pu diviser le parti. La cour de Louis-Philippe lui faisait des avances qui étaient hautement repoussées.

Son mari, le comte Joulou du Bréhut de Clare, vivait fort retiré. On le disait mourant d’une maladie de langueur, et la comtesse, offerte pour modèle à toutes les femmes, l’entourait de soins, célébrés par les gazetiers.

Alors, comme aujourd’hui, des journaux gagnaient leur pain quotidien à escalader le mur de la vie privée. La chronique racontait sur la jeunesse du comte de Clare des choses tout à fait orageuses.

C’était un coureur et un ivrogne de la plus brutale catégorie, mais l’ange que Dieu lui avait donné pour femme avait réformé tout cela. Marguerite (c’était le petit nom de la céleste comtesse) avait fait de lui un homme de bonnes vie et mœurs, bien pensant et se tenant comme il faut.