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«Sa détresse avait vaguement la perception d’une fantasmagorie, créée pour vous tromper.

«Il se rendait compte de ce fait qu’on avait accumulé les apparences autour de lui avec un art infernal et que le flagrant délit, savamment préparé, serait attesté par une multitude de témoins, par vous-même peut-être, car votre déposition véridique eût été d’un poids terrible.

«Qu’eussiez-vous déclaré, en effet? que vous l’aviez congédié la veille?…

– Mais c’est horrible! murmura Irène dont le souffle s’embarrassait dans sa poitrine. On n’a jamais ouï parler d’un tel excès de perfidie!

– Si fait, repartit froidement Marguerite. On a ouï parler de trames mieux tissées encore, de pièges plus diaboliques. Il est une association de malfaiteurs, dirigée par un sénat invisible, insaisissable, qui a poussé la science du crime jusqu’aux subtilités les plus impossibles.

«Je n’ai point commencé pour ne point finir. Je vais vous apprendre tout à l’heure comment j’ai pénétré au fond de ce mystère, si bien caché, entouré de tant de précautions et de mensonges. Vous allez savoir, ma fille, le secret de votre malheur et comment le bonheur, l’aisance, le repos qui entouraient votre enfance ont pris fin tout à coup. L’avenir de la brillante élève des Dames de la Croix était-il donc d’habiter cette mansarde, où elle travaille de ses mains pour vivre?…

– Madame… voulut interrompre Irène.

– Vous allez savoir, continua la comtesse sans élever la voix, mais avec une autorité irrésistible, pourquoi vous êtes une pauvre ouvrière au lieu d’être une héritière élégante et recherchée – pourquoi, au lieu d’être la femme de votre premier, de votre vrai fiancé, vous attendez ici l’homme qui a tenté de le tuer.

– Madame! dit encore la jeune fille, qui se leva à demi.

– Vous allez savoir, poursuivit Marguerite, froide et ferme, pourquoi votre père, pourquoi votre frère d’adoption – et vous-même – vous avez été condamnés à mort par le conseil des Habits Noirs!

XII Entre deux eaux

Irène Carpentier retomba sur son siège. Il y avait dans son regard de l’étonnement, de la terreur mais aussi de la défiance.

– Accuseriez-vous le cavalier Mora d’appartenir à cette association de criminels? demanda-t-elle d’une voix profondément troublée.

Le calme de la comtesse Marguerite semblait augmenter en présence de l’émoi qu’elle avait fait naître. Elle répondit:

– Je raconte des faits. Mes témoins seront Vincent Carpentier et Reynier quand il sera temps d’appuyer mes dires de leur témoignage. Connaissez-vous bien votre propre cœur? Je crois que non. Vous êtes fascinée, non pas subjuguée. En tout cas, j’ai confiance en vous, et je vous fais juge.

– Laissez-moi vous demander, madame, si vous-même vous connaissez bien celui dont nous parlons.

La comtesse sourit.

– Tout à l’heure, dit-elle, vous m’auriez demandé volontiers si je ne le connaissais pas trop. Il y avait bien de l’inquiétude, bien de la jalousie dans le regard que vous dardiez vers moi, à travers les fleurs de votre croisée. Irène, vous êtes toute jeune, vous êtes presque une enfant. Moi, je suis vieille. Je vous ai déjà dit que je pourrais être votre mère.

Pendant qu’elle prononçait ces mots, il y avait autour de sa beauté un rayonnement qui éclatait comme un défi.

– Je connais le cavalier Mora, reprit-elle, juste autant qu’il le faut pour vous et pour moi. Et, entre parenthèses, ne m’en veuillez pas pour la visite dont je vous prive. Quand je suis entrée, vos yeux charmants m’ont dit combien votre attente était désappointée. Ce n’est pas ma faute. Je ne suis pour rien dans l’absence du cavalier Mora. Vous l’auriez attendu en vain: il est trop occupé ce soir.

Le regard d’Irène interrogea, mais la comtesse Marguerite poursuivit d’un ton péremptoire:

– Nous voilà bien loin de mon récit. Où en étais-je? Reynier s’est-il déjà jeté hors du fiacre? Non. L’idée lui en vint seulement parce qu’on la lui avait suggérée. Pendant que le camarade de Malou affectait un grand embarras, Reynier se dit: «Si j’étais libre, je courrais vers Irène.»

«De là à ouvrir la portière et à sauter sur le pavé, il n’y avait qu’un mouvement. Reynier le fit.

«Mais Malou, aussitôt guéri, sauta par l’autre portière, pendant que son camarade s’élançait derrière Reynier.

«Et tous deux crièrent:

«- Arrêtez! arrêtez l’assassin!

«Il y avait beaucoup de monde sur le pont. C’était l’heure où les ouvriers voyagent, revenant de leurs travaux. De tous côtés on barra le passage.

«Reynier, traqué, acculé, sur le point d’être saisi, franchit le parapet du pont et se précipita dans la Seine…

– Et j’ignorais cela! balbutia Irène. Il me disait: «Ne parlez à personne, vous êtes entourée d’ennemis…

– Le comte Julian disait vrai, interrompit la comtesse.

– Vous savez son nom, madame?

– Le comte Julian disait vrai, mais il n’ajoutait pas que lui-même était votre principal ennemi…

– Vous le haïssez donc bien! murmura encore la jeune fille.

– Oui, je le hais, répondit Marguerite, dont les grands yeux avaient un regard calme et profond, mais je ne le hais pas tant que vous le haïrez, quand vous saurez et que vous croirez.

– Jamais je ne croirai qu’il ait fait tant de mal!

– Tant de mal! répéta Marguerite, c’est à peine si j’ai commencé ma révélation. Et moi-même je ne sais pas tout. Il y a encore des choses qui m’échappent, surtout du côté de celle qu’il nomme sa sœur, la religieuse…

– La mère Marie-de-Grâce, s’écria Irène, une sainte!

Elle baissa les yeux sous le regard de Marguerite.

Quelque chose en elle trahissait sa foi chancelante et l’effort qu’elle faisait déjà pour se cramponner à sa croyance ébranlée.

– J’ai omis de vous dire, reprit la comtesse, que lors du départ de Reynier pour la préfecture, le commissaire de police s’était étonné de ne point connaître les deux agents qui se présentaient pour monter dans le fiacre destiné au prisonnier. Malou et son camarade avaient alors exhibé leurs cartes qui étaient en règle… Vous aurez dû entendre parler dans votre enfance d’un nommé Lecoq?

– Mon père a prononcé devant moi ce nom-là bien souvent, répondit Irène.

– Leur habileté est merveilleuse, poursuivit la comtesse. Ce Lecoq avait deux figures, deux incarnations, comme il arrive à beaucoup d’entre eux. C’était un homme du monde, je l’ai reçu dans mon salon. Il s’était insinué dans les bonnes grâces de votre vénérable ami le colonel Bozzo. Mais en même temps, c’était un des bandits les plus redoutables qui aient jamais existé, et sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, il était un des principaux chefs des Habits Noirs. Ce mot ne vous effraye qu’à demi, ma fille. Tant mieux. Il y a bien des gens dans Paris qui ne peuvent le prononcer sans trembler, et je suis du nombre: les Habits Noirs ont attenté plusieurs fois à ma vie.

– Leur nom, dit Irène, revient souvent dans la folie de mon père.

– Votre père est payé pour les craindre. Je vous ai parlé d’eux aujourd’hui uniquement pour vous expliquer le fait de deux faux agents, instrumentant sous l’œil même d’un commissaire de police. M. Lecoq était en son vivant, une puissance à la préfecture. L’association criminelle à laquelle il appartenait jouait de la police comme d’un instrument.