Выбрать главу

«M’écoutez-vous?

Irène dont le beau front rêvait répondit pourtant:

– Madame, je vous écoute.

– En vous voyant si merveilleusement belle, reprit la comtesse, si bien élevée, en un mot si fort au-dessus de la classe à laquelle vous paraissiez appartenir, j’éprouvai, à votre endroit, un sentiment mélangé d’intérêt et de curiosité, dès la première fois que vous me rapportâtes une pièce de broderie. Le hasard seul nous avait rapprochées, vous simple ouvrière, moi, femme titrée et riche.

Elle s’interrompit parce que le regard d’Irène se relevait sur elle.

– Oui, je l’affirme, dit-elle, avec un sourire plein de franchise: le hasard seul. La sympathie n’est venue qu’après. Laissez-moi continuer. J’aime la fierté. Il m’aurait déplu de vous inquiéter, de vous humilier peut-être en vous interrogeant directement. J’avais d’autres moyens de lire votre histoire à livre ouvert.

– Pauvre histoire! murmura Irène comme malgré elle.

– Il y a plus de vingt ans que je connais votre père, poursuivit Marguerite. Je fus une dizaine d’années sans le voir, et il est probable que l’élève des Beaux-Arts de 1820 avait déjà perdu, à l’époque où le colonel Bozzo me l’amena, un peu après 1830, tout souvenir d’une pauvre fillette qui le servait à table dans une petite pension de la rue Saint-Jacques où il prenait ses repas, moyennant 45 francs par mois.

– La jeune fille, c’était vous, madame?

– Ce ne serait pas une soirée qu’il nous faudrait, ma chère enfant, si ma propre biographie était sur le tapis. Je suis la femme des aventures, quoique je ne les aie jamais cherchées. Elles sont venues à moi par troupes. Mais il ne s’agit ici que de vous et des vôtres. Dans mon désir subit et un peu romanesque de savoir s’il m’était possible de faire quelque chose pour vous, je consultai un oracle: mon oracle ordinaire… et tout d’abord, je vous prie de me pardonner cela.

– Je n’ai rien à vous pardonner, madame, répondit Irène avec une certaine hauteur, pour la raison que je n’ai rien à cacher.

– C’est vrai, prononça tout bas Marguerite. Vous n’avez rien à cacher aujourd’hui.

– Demain, ce sera vrai encore.

– Je le souhaite et je l’espère, mon enfant, dit la comtesse dont l’accent était doucement affectueux.

Elle se pencha vers Irène et lui effleura le front d’un baiser. Puis, changeant de ton tout à coup, elle reprit:

– Revenons à mon oracle. Je ne suis pas sorcière, mais il y a dans la bienfaisance quelque chose de surhumain: une magie dont le mystérieux pouvoir étonnerait certainement les profanes. Maudits soient ceux qui mettraient en mouvement cette force dans un but mauvais! Ce serait le plus infâme des sacrilèges. Vous ignorez les choses dont je vais vous parler, et pourtant vous n’y êtes pas étrangère. Ainsi les enfants voient-ils souvent dans la bibliothèque de leurs parents des livres dont l’aspect leur est familier, mais que jamais ils n’ont ouverts… De la place où nous sommes, ma fille, dans le champ de repos dont vous êtes la voisine, vous apercevez une tombe.

– Une seule en effet, celle du colonel Bozzo-Corona.

– Faut-il vous apprendre les liens qui attachent votre famille à la mémoire de ce saint vieillard?

– Je sais qu’il était très riche, et que par lui la position de mon père changea pour un temps.

– Vous saurez à cet égard, tout ce que vous voudrez savoir. Mon mari et moi, nous sommes de ceux qui aidèrent le colonel à lancer Vincent Carpentier dans sa nouvelle carrière. Mais ce n’est pas de cela que je dois vous parler maintenant.

L’accent de la comtesse Marguerite prit une religieuse emphase, tandis qu’elle continuait:

– L’homme admirable dont les restes reposent sous ce marbre, avait fondé dans les hautes sphères de la vie parisienne une association digne de son grand cœur, et qui n’est pas morte avec lui. Je ne peux pas dire que j’aie remplacé le colonel Bozzo, nul ne le remplacera jamais, mais du moins suis-je en ce moment le lien qui réunit les membres de la famille, dont il était le père.

– C’est une noble tâche, murmura Irène étonnée elle-même de la curiosité qui la prenait.

Marguerite sourit.

– On nous raille volontiers, dit-elle, et bien des gens prétendent que la charité n’est plus de notre temps. Nous laissons aller la moquerie, nous sommes forts, nous accomplissons avec des moyens bornés, des œuvres qui ont leur grandeur, et… mon Dieu, oui, chère enfant, nous avons cette singulière puissance de voir à l’intérieur des maisons les mieux fermées, comme si les murailles en étaient de verre. Il faut cela pour combattre le mal et pour faire le bien. Le Mal nous hait et nous calomnie, disant que nous sommes un danger social; le Bien ne nous défend pas, j’entends le Bien mortel qui est sur la terre, et pourtant nous prospérons, parce qu’il y a là-haut un Dieu de clairvoyance et de justice.

«Nous sommes unis dans la pureté de nos intentions, dans l’abnégation de nos cœurs. Rien n’est parfait ici-bas. Il se peut qu’il y ait parmi nous des ambitions, des égoïsmes et même des perversités.

«Cela importe peu, je vous le dis, et ne vous révoltez pas contre cette vérité, qui est au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus du niveau humain: l’association vit dans son but et par son but, qui est d’ordre supérieur.

«Elle réunit les forces en les multipliant par elles-mêmes, elle les domine, elle les dirige. Que pourrait, si la chose était matériellement possible, l’effort isolé d’un flot rebelle au mouvement de la masse, et qui essayerait de remonter le courant d’un grand fleuve? Les mauvais sont absorbés par les bons.

«Il est une confrérie illustre et détestée contre laquelle d’immenses intelligences, des peuples, des rois ont déployé en vain des efforts de titan: l’ordre des Jésuites. Je ne me soucie ni d’attaquer ni de défendre les jésuites; ils me sont indifférents; j’admire seulement la vigueur inouïe de cet institut qui a supporté sans périr des chocs capables de broyer dix empires.

«En ce monde on ne peut trouver qu’une seule puissance véritablement surhumaine, c’est l’association.

«Et l’association centuple à l’instant son pouvoir quand elle a dans la main cet instrument prodigieux qu’on nomme la subordination.

«Aux jours où nous sommes, les États tremblent, les trônes chancellent, les peuples enfiévrés s’agitent dans d’inutiles convulsions, pourquoi? Parce que chacun va de soi et pour soi contre tous, parce que l’individu n’a d’autre soin que de percer sa route au travers de la masse, parce que l’esprit d’antagonisme, qui est l’imbécilité, a pris le dessus partout sur l’esprit d’union, qui est l’intelligence.

«Ils disent, du fond de leur aveuglement stupide: c’est la bataille de la vie.

«Et ils vont leur chemin, culbutant celui-ci, culbutés par celui-là, laissant des vaincus couchés dans tous les fossés de la route.

«Qu’arrive-t-il? Dans ce trouble qui devrait être un ordre, au milieu de cette mêlée qui devrait être une paix, tout groupe associé, subordonné, défendu par une hiérarchie sincère, se dresse au sein même de la cohue comme ces bataillons carrés qui portaient aux confins de l’univers la conquête macédonienne.