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– Non, à quoi bon? J’ai fait tout ce que je voulais faire. À quoi me servirait désormais d’être fort?

Il avait pris la cassette sur la table de nuit.

– Mon cousin Stuart, fit-il tout à coup, regardez-moi bien et parlez franc: ai-je l’air d’un homme qui va mourir? Le bonhomme hésita un instant, puis répondit:

– Quand le médecin est venu, je vous croyais mort; mais sa potion a fait un miracle. Si vous vouliez suivre son ordonnance et prendre une cuillerée tous les quarts d’heure, qui sait ce qui arriverait?

– Ce n’est pas sa potion, c’est le vin! s’écria le duc; tu n’es qu’un vieux fou, tais-toi!

Puis avec une soudaine violence:

– Elle ne ment jamais! Elle dit tout! Je ne sais pas si c’est droiture ou effronterie. Je la hais terriblement, mais je l’aime comme jamais femme ne fut aimée. Je n’aurais pas dû lui laisser mon fils… J’ai été fou, l’as-tu ouï dire? Et si j’avais su! Elle méprise ceux qui adorent à genoux; j’ai été trop bon, il fallait commander: elle voulait un maître!

Les deux pièces qu’il avait préservées étaient dans la cassette. Il la referma, et répéta:

– Un maître! Le fils de cet homme est son maître! Elle a obéi à tous ses caprices, elle l’a empoisonné de caresses, il est devenu son tyran et son idole, alors, elle l’aime! Elle l’aime follement… me comprends-tu?

– Non, répliqua Morand; mais trop parler vous épuise.

– Je te dis que j’ai été trop bon! s’écria le duc, en proie à une extravagante colère. Du vin! donnez-moi du vin! je veux avoir la force d’un homme pendant une heure encore!… Et qu’elle vienne! je serai son maître! je la briserai, elle m’aimera!

Sa main, qui était reprise de soubresauts convulsifs, désigna impérieusement la bouteille entamée sur le guéridon. Sa face était marbrée de rouge et de livide.

Morand, effrayé, essaya de résister; mais le malade balbutia, en joignant ses mains:

– C’est la vie, misérable, que je te demande! veux-tu donc m’assassiner!

Morand courut vers la table; il tremblait comme la feuille, en versant le vin, et M. de Clare disait:

– Un plein verre! un plein verre! j’ai soif de force! j’ai soif de haine! ne devines-tu pas? Elle mettra son fils à la place de mon fils. Qui donc connaît ces deux enfants? Qui donc découvrira la supercherie? Et mon fils sera un malheureux! Et le fils de l’autre sera duc de Clare! Ah! par la mordieu, je ne veux pas! Un plein verre, mon cousin! Un plein verre!

Morand l’apportait, le plein verre, et à deux mains, car la frayeur le secouait de la tête aux pieds.

À deux mains aussi M. le duc prit le verre.

On entendit, encore une fois, ce bruit de crécelle du cristal, soubresautant et craquant contre les dents convulsivement serrées.

M. de Clare but tout et resta l’œil grand ouvert, la bouche béante, immobile dans sa stupeur pétrifiée.

Cela dura la moitié d’une minute, comme l’autre fois.

Puis les tons verdâtres de sa joue s’enflammèrent et ses yeux dilatés démesurément flambèrent.

– Voilà la force! dit-il, je vais être son maître! Va-t’en! Il rejeta ses couvertures et plaça dessous la cassette.

– Tu vois si je pense à tout, reprit-il avec un vaniteux sourire. Elle ne découvrira pas cela. Je vais la tromper. Va-t’en. Elle est dans le jardin, elle accourt, je suis le maître! Va-t’en!

Il saisit le verre et le brandit. Morand n’eut que le temps de s’enfuir; le verre, lancé à tour de bras, vint s’écraser contre la porte.

Presque au même instant, l’autre porte s’ouvrit et donna passage à Angèle échevelée. Sa toilette était en désordre, les traits de son visage décomposaient leurs lignes si pures. Elle avait peine à se soutenir. En la voyant, M. de Clare poussa un cri de triomphe.

– Approche! dit-il durement, je ne t’implorerai plus; c’est à moi de commander, à toi d’aimer!

Elle traversa le salon en chancelant; elle n’avait ni compris ni même entendu. Elle vint tomber au pied du lit, disant avec effort, d’une voix qui faisait pitié:

– Ils m’ont volé mon fils! Votre fils, William! C’est cet homme, ce monstre, c’est le marquis!

À son tour, M. de Clare n’avait ni entendu, ni compris, sans doute, car son visage ne donna aucun signe d’émotion, et il répliqua:

– Je ne croyais pas qu’on pût te voir plus belle. Tu as bien fait de dénouer tes cheveux. Approche et donne-moi un baiser, tu me le dois, tu es ma femme!

– Mon fils, je vous dis que mon fils est perdu! s’écria la duchesse, en tendant vers lui ses bras. Il vaut de l’or, ce sont les propres paroles de cet homme. Je l’avais caché, vous dites que je ne l’aime pas… Regardez-moi et voyez ce que je souffre!…

– Belle! belle! jamais tu n’as été si belle! C’est dans tes bras que je veux mourir!

Disant cela, le duc fit un effort pour sortir de son lit. Elle s’élança pour le retenir, et il l’entoura de ses bras, qui grelottaient la terrible fièvre de la dernière heure.

– Il ne faut pas mourir, criait-elle, essayant d’échapper au sinistre baiser qui cherchait ses lèvres; il faut ressusciter, William, et je vous aimerai! Vous êtes riche, vous êtes puissant. Vous pouvez mettre sur pied tous ceux qui savent chercher, tous ceux qui peuvent trouver. Oh! William! mon mari, écoutez-moi et rendez-moi mon fils!

Quelque chose du sens de ces paroles entrait dans la cervelle ivre du mourant.

Car M. le duc de Clare était bien un mourant à cette heure, malgré la force factice qui le galvanisait, et qui allait l’abandonner pour jamais.

– Ton fils, dit-il, poursuivant de sa bouche qui blêmissait la bouche contractée d’Angèle, notre fils, le petit prince de Souzay, le duc de Clare!

Il sera entre nous deux. Vois, je ne prie plus, j’ordonne, je suis ton maître. Aime-moi!

– Le retrouveras-tu? demanda-t-elle, étouffant sous sa passion de mère l’horreur que lui inspirait le vivant cadavre.

Et ses lèvres se laissèrent atteindre.

Elle poussa un cri étranglé et recula. Quelque chose de froid l’avait touchée, et, tout d’un coup, le corps de son mari avait pesé sur elle comme un fardeau inerte.

Dès qu’il ne fut plus soutenu, M. le duc de Clare s’affaissa, la tête pendante en dehors du lit. Il était mort.

Au moment où la duchesse affolée se redressait pour appeler du secours, elle vit la porte par où elle était entrée grande ouverte, et, au pied du lit, M. le marquis de Tupinier qui venait d’entrer sans être entendu.

– F, i, n, i, n, i, dit-il, fini! Et gaiement, ma foi! Le brave garçon s’en est allé dans un baiser, c’est anacréontique.

La duchesse fit un mouvement pour s’élancer vers la porte qui donnait sur le grand escalier.

Mais les jarrets de Tupinier fléchirent. D’un bond de tigre ou d’acrobate, il atteignit Angèle dont il saisit les deux poignets.

– Pas de ça, Lirette! dit-il. L’enfant est d’or, c’est vrai, mais à la condition d’avoir les deux petits papiers que vous êtes venue chercher ici, et que je veux, moi, puisque c’est moi qui ai l’enfant.

– Vous ne niez donc pas! s’écria Angèle exaspérée.

– À quoi bon, filleule de mon cœur?