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Et, contrefaisant l’accent qu’elle avait tout à l’heure, en parlant à M. de Clare, il répéta:

– «C’est cet homme, c’est ce monstre…» Eh bien oui, chérie, c’est parrain qui a fait le coup. À de certains moments difficiles, parrain a été aussi marbrier; de temps en temps, il peut avoir besoin d’un apprenti. Notre petit Clément est gentil à croquer… hé! hé! Bébelle, le duc est mort, vive le duc! Si vous êtes sage, vous aurez part au gâteau.

Elle fit un brusque effort qui la dégagea presque de son étreinte, et appela:

– À moi, Tardenois!

Mais elle n’eut pas le temps de redoubler. Employant toute sa vigueur comme s’il eût lutté contre un homme, le marquis la terrassa brutalement, sans lui lâcher les mains, et appuya son front chauve contre sa bouche, avec tant de violence qu’elle poussa un gémissement de détresse.

– C’est un bâillon tout comme un autre, dit-il avec son haïssable sang-froid, mais, comme j’ai besoin de mes deux mains, on va t’en mettre un vrai, chérie. Tu es forte, sais-tu, mais parrain est plus fort que toi!

Elle était forte, en effet. Ce fut une vraie bataille où le marquis dut employer toute sa remarquable vigueur et toute son adresse de bandit. Plusieurs fois, il frappa sans pitié ni ménagement. Une des mains d’Angèle, que le hasard de la lutte avait dégagée, saigna. La bête féroce l’avait mordue.

Enfin, elle resta immobile et vaincue, les deux mains liées, la bouche étouffée par la cravate solidement nouée de Tupinier.

– Maintenant, dit-il, en poussant les verrous de la porte principale, tu seras sage comme une image, et nous allons chercher de quoi faire un duc.

Ce ne fut pas long; après avoir constaté le vide de la malle et fureté un peu partout, le marquis découvrit les profils de la cassette sous les couvertures; il s’en empara aussitôt et l’ouvrit.

Une véritable fringale de joie le saisit à la vue des deux actes.

– Victoire! s’écria-t-il, le talent est enfin récompensé!

Il entoura la cassette de ses bras amoureusement arrondis. Entre l’homme mort et la femme garrottée, il commença un tour de valse. Il ne se possédait plus; il avait l’ivresse des gens qui ont gagné le gros lot.

Mais tout d’un coup il s’arrêta, et ses jarrets flageolèrent comme s’il eût reçu un coup de massue au sommet du crâne.

– Tiens, tiens, tiens, tiens, avait dit derrière lui une toute petite voix cassée, voici mon camarade Cadet-l’Amour!

Le marquis ne se retourna même pas; il n’avait pas besoin de voir pour savoir.

Sur le pas de la seconde porte, celle par où Angèle et Tupinier lui-même étaient successivement entrés, une créature étrange se tenait debout, appuyée des deux mains aux chambranles. C’était un vieil homme qui semblait avoir dépassé les limites les plus fantastiques de l’âge. Il était tout ridé comme une pomme sèche, tout racorni, parcheminé plus qu’une momie, et si maigre que ses os semblaient près de percer sa douillette. Avec cela, il vous avait un air vénérablement gouailleur, qui annonçait un excellent caractère.

– Entrez, Samuel, mon cher docteur, dit-il en parlant à une seconde personne qu’on ne voyait point encore. Je crois que vos soins sont désormais inutiles, mais vous constaterez le décès.

Un homme de quarante ans à peu près, d’aspect austère et grave, le rejoignit sur cette invitation.

– Eh! l’Amour! continua la vivante momie, ton cas n’est pas bon, du tout, du tout, du tout: l’article 37 de nos statuts punit de mort les frères du premier et du second degré qui travaillent en dehors de l’association. Mets la cassette sur la table de nuit, et sonne: il faut que tout se passe dans les règles.

Le marquis obéit sans mot dire, il était littéralement anéanti.

Avant l’arrivée des domestiques, M. de Clare fut replacé bien proprement entre ses draps, la tête sur l’oreiller. On débarrassa Angèle de ses liens; elle était évanouie.

– Bonjour, Morand, comment va la fillette? demanda la momie, quand ceux de l’antichambre arrivèrent; bonjour, Tardenois; bonjour, Jaffret; M. le duc est mort bien tranquillement, dans les bras du cher marquis, et Mme la duchesse s’est trouvée mal. C’était un joli ménage.

Morand s’approcha du mort et le baisa au front. Tardenois pleurait, Morand dit:

– Je porte témoignage que le dernier vœu de mon malheureux cousin était de voir le colonel Bozzo avant de mourir.

– C’est moi qui ai porté le message de mon maître au colonel, appuya Tardenois.

La momie s’essuya les yeux.

– Et j’accomplis, poursuivit Morand, la dernière volonté du duc de Clare en remettant au colonel Bozzo cette cassette… Prenez, colonel.

La momie, qui était un colonel, prit le coffret et le fit disparaître sous sa douillette, en disant:

– Mes amis, c’est pour obéir à l’ordre de celui qui n’est plus. Vous êtes témoins: l’objet sera toujours à la disposition de la justice; c’est le testament, sans doute. Maintenant, je vous charge du nécessaire; il faut un prêtre, bien entendu. Je laisse ici le Dr Samuel pour les constatations et les soins à donner à Mme la duchesse. M. le marquis va m’accompagner; bonne nuit.

– À vos ordres, répondit M. de Tupinier, en lui offrant son bras.

Un quart d’heure après, cet homme respectable, le seul en qui M. de Clare eût confiance ici-bas, le colonel Bozzo-Corona, était dans sa voiture fermée avec M. le marquis de Tupinier.

– Eh! Cadet-l’Amour! dit-il après un silence, dors-tu, bonhomme?

– Je n’ai garde, répondit le marquis.

– À quoi penses-tu?

– Vous venez de me condamner à mort, maître.

– J’ai la cassette, nous sommes seuls, je ne vaux pas mieux qu’une mouche, et tu es l’assassin le plus féroce que je connaisse, moi qui connais beaucoup d’assassins: pourquoi ne m’étrangles-tu pas, Cadet?

Les mains du marquis se crispèrent, mais il répondit:

– À quoi bon? Que peut-on contre le diable?

La momie eut un petit rire sec. Après un autre silence:

– Si je te pardonnais, Cadet, serais-tu mon serviteur?

– Je serais mieux que cela.

– Mon esclave?

– Votre chien, maître!

– Tope, Cadet! j’ai besoin d’un chien, et je te pardonne.

Première partie Une évasion et un contrat

I Le convoi du pauvre

En 1853, on mettait déjà la pioche dans les constructions qui entouraient la prison de la Force, destinée elle-même à disparaître bientôt. Il ne restait, sur l’emplacement actuel de la rue Malher, vers l’endroit où elle débouche dans la rue Saint-Antoine, en face du portail de Saint-Paul, qu’une belle vieille maison, dont la principale entrée était rue Culture-Sainte-Catherine.

Cette maison avait beaucoup de noms, y compris le vrai qui était l’hôtel Fitz-Roy. Les voisins l’appelaient plus volontiers la Maison-aux -Oiseaux.

Paris ne change plus beaucoup depuis la guerre; mais ceux qui ont plus de vingt ans se souviennent de ces années poudreuses où quatre cent mille maçons entretenaient le nuage de plâtre dans tous les arrondissements à la fois. Les boulevards surgissaient à la baguette; on demandait son chemin dans Paris comme en forêt: la transformation fut si soudaine et si complète, en ce temps-là, qu’il nous arrive encore aujourd’hui de chercher naïvement, à leur place d’hier, des choses qui étaient contemporaines de nous, mais qui sont bien plus mortes que les ruines laissées par Charlemagne ou Julien l’Apostat.