La belle vieille maison regardait la prison de la Force par-dessus les démolitions. Elle méritait assurément le grand prix de tranquillité parmi toutes les demeures paisibles qui dorment dans ce quartier du Marais. On n’y entendait jamais aucun bruit, sauf des ramages d’oiseaux, parce que le bon M. Jaffret qui l’habitait était le protecteur et le bienfaiteur de tous les moineaux de Paris. Deux fois par jour, le quartier attendri venait le voir distribuer ses aumônes à la population des pierrots, qui tourbillonnait comme un essaim énorme au-dessus de sa terrasse.
Cela prouve, dit-on, un excellent cœur mais, pour ma part, je préfère ceux qui, quand ils ont du pain de trop, le donnent aux hommes.
M. Jaffret avait en outre quantité de cages à toutes ses fenêtres, et dans son salon, une volière qui occupait ses meilleurs loisirs.
Il vivait seul avec sa femme et sa nièce – ou sa pupille -, on ne savait pas au juste.
Sa femme, beaucoup plus âgée que lui, chassait les oiseaux mendiants quand il n’était pas là: on l’accusait même de leur tendre des pièges, car on en trouvait parfois d’étranglés sur le trottoir, au-dessous de la terrasse.
Sa pupille, qui était toute jeune et charmante, ne sortait guère que pour aller à l’église, ce qui ne l’empêchait pas d’être un sujet de conversation pour les voisins. On l’appelait la belle Tilde, parce que ce nom de Tilde passait souvent entre les persiennes fermées, prononcé par la douce voix de papa Jaffret ou par l’aigre fausset de «sa dame».
Du reste, les époux Jaffret eux-mêmes n’étaient pas sans donner ample pâture aux bavardages environnants. Autour de Saint-Paul, beaucoup de gens se demandaient ce qu’ils pouvaient bien faire dans cette vaste maison avec leur nièce et deux domestiques seulement: une cuisinière qui servait de bonne et un valet de chambre.
La cuisinière ne causait jamais chez les fournisseurs; le valet de chambre, homme de cinquante ans, aurait pu passer pour un rentier quand il allait, le soir, lire Le Constitutionnel à son petit café de la place Royale. Il s’appelait Laurent. Au café, on ne l’avait jamais entendu prononcer que deux phrases: «Monsieur, j’ai l’honneur de retenir la gazette après vous», et quand on lui tendait le journaclass="underline" «Monsieur, j’ai l’honneur de vous remercier.»
Au Marais, c’est un peu la province, je ne sais pas même si les cancans du Marais ne sont pas d’espèce plus vivace et plus foisonnante que ceux de Romorantin. Les Jaffret étaient très riches, on disait cela, mais on disait aussi tout le contraire; ils passaient à la fois pour d’excellentes gens et pour de vilaines gens. La maison qu’ils habitaient depuis longtemps déjà avait appartenu aux Fitz-Roy de Clare; elle dépendait de la succession Bozzo.
Nous n’avons pas à parler ici du colonel Bozzo-Corona, l’illustre philanthrope de la rue Thérèse, si respecté pendant sa vie, mais dont un récent procès avait mis la mémoire sur la sellette. On ne savait pas alors (et le sait-on mieux aujourd’hui?) si le colonel Bozzo était un saint calomnié ou si vraiment, abrité derrière son auréole, il avait commandé pendant près d’un siècle la terrible armée d’assassins «distingués» connue sous ce nom: Les Habits noirs [1].
Du temps du colonel Bozzo, cette maison restait le plus souvent abandonnée aux soins d’un vieil homme, appelé Morand, qui passait pour être un parent éloigné et ruiné de la puissante famille de Clare. Il vivait seul avec une petite fille très jolie, nommée Clotilde, et qu’il battait misérablement.
Une fois, que les voisins ameutés lui reprochaient sa barbarie, le vieil homme répondit: «Elle ne veut pas apprendre sa prière.» Et jamais, sur ce même sujet, on n’eut d’autre réponse de lui que celle-ci: «Je veux qu’elle apprenne sa prière.»
Deux ou trois fois par an, à des époques qui n’étaient pas périodiques, le logis désert s’animait. On voyait arriver des équipages vers le soir, et Morand, le fanatique professeur de prières, venait recevoir son monde au portail.
En ces occasions, jamais la petite fille ne paraissait.
Sur chaque voiture qui entrait la porte de la cour se refermait aussitôt; ceux qui avaient pu glisser un coup d’œil prétendaient que ces mystérieux visiteurs étaient toujours les mêmes: cinq ou six messieurs très élégants, deux belles dames, un vieux, vieux bonhomme, qui se soutenait à peine et qui avait l’air d’un mort mal ressuscité.
Les quatre fenêtres du grand salon s’éclairaient alors derrière leurs persiennes closes. Ordinairement, tout restait calme; quelquefois, cependant, un bruit de querelle s’élevait, dominé par la voix du vieillard, tremblante, mais aiguë.
Vers minuit, jamais plus tard, Morand rouvrait le portail, les visiteurs s’en allaient, le salon éteignait ses lumières et l’antique logis se rendormait dans son silence.
Plusieurs habitants du quartier furent appelés en justice lors du procès des Habits Noirs pour témoigner de ce fait, et comme ils ne reconnurent aucun des accusés, on en conclut avec juste raison que les seuls goujats de la ténébreuse armée s’étaient laissé prendre, tandis que les chefs s’envolaient.
Chacun sait bien que c’est la règle.
Après la mort du colonel, dont Paris tout entier suivit les restes mortels au Père-Lachaise, on ne vit plus ni Morand ni la petite fille, et ce fut alors que les Jaffret vinrent habiter la maison; mais voici une chose singulière: depuis la prise de possession des Jaffret qui avaient loué ou acheté l’hôtel, nul n’en savait rien, les conciliabules du soir continuèrent dans le grand salon, deux ou trois fois par an, à des époques indéterminées. Seulement, ce n’étaient plus les mêmes gens qui venaient.
Autre détail que j’allais omettre. Avant de partir avec la petite fille, Morand, qui ne mettait jamais les pieds à l’église, quoiqu’il enseignât le latin des prières à tour de bras, se rendit chez M. le curé de Saint-Paul avec qui il eut une assez longue conférence. Au retour, il emmena la petite jusqu’à la porte du presbytère et la lui montra, disant: «Souviens-toi bien, c’est là que demeure le prêtre à qui tu réciteras Voremus.»
Ceci fut entendu et vu; il y avait certainement là-dessous une histoire.
Mais ce n’est pas tout, vous allez voir, au bout de deux ou trois ans, Tilde reparut, grandie et embellie; ce fut Mme Jaffret qui l’amena. En trois ans, un enfant de cet âge peut changer beaucoup, c’est certain. Tilde avait tellement changé que les voisins ne voulurent point la reconnaître, malgré les assurances de Mme Jaffret qui, du reste, ne la battait point et l’appelait: «Mon cœur» par les fenêtres ouvertes.
J’aime mieux vous dire tout de suite la légende qui courait au sujet du mystérieux retour de Tilde, en vous laissant le droit de n’y point croire plus qu’on ne fait d’ordinaire aux légendes. Comment elle était arrivée de la plaine Saint-Denis au Marais, cette légende, avec ses détails bizarres, ma science ne va pas jusqu’à éclaircir ce point obscur. Voici pourtant un fait: rue Payenne, il y avait un cabaret borgne tenu par un ancien cocher de fiacre, le nommé Lapierre. La légende était sortie de ce trou, au moins pour les trois quarts de son texte.
[1] Certains personnages de mes précédents romans passeront dans ce récit, mais il forme un drame isolé et parfaitement tranché qui n’exige aucunement, pour être compris, la lecture des diverses séries publiées sous ce titre générique,