Il eut un accès de gaieté véritablement sinistre.
– Ces choses-là, dit la phtisique, ça porte toujours malheur.
– N’y a pas gai comme les marbriers! répliqua l’Amour. Eh! houp! et zim! on est tous folichons comme des colibris dans les pompes funèbres. Il s’agissait donc de confesser M. Morand, qui était pour avaler sa langue dans son taudis de la rue Marcadet.
Ça m’a souri, d’autant que le Morand en savait long; j’ai toujours eu cette idée-là. Le colonel n’a dit son secret à personne, c’est sûr, mais il fallait bien qu’il lâche un bouton de temps en temps, pas vrai? Et il avait une manière de se faire servir par les honnêtes gens. Morand avait été si longtemps son chien de garde là-bas, rue Culture! Je me disais: «Si Morand ne sait pas plus qu’un autre où est le grand saint-frusquin du bonhomme (et peut-être qu’il le sait), du moins je donnerais mon cou à couper qu’on ne le gratterait pas longtemps avant d’apprendre le chemin de l’armoire qui renferme la cassette… tu sais, celle où étaient les deux papiers. Et ces chiffons-là valent cher, hein? père aux moineaux, pour ceux qui connaissent la manière de s’en servir?
Jaffret approuva du bonnet.
Le marbrier reprit:
– Sans compter qu’il y avait dix à parier contre un que M. Morand, qui était un ancien gentilhomme et qui rouait de coups sa petiote fillette pour lui apprendre des patenôtres en latin, ne voudrait pas sauter le fossé sans confession. J’ai donc passé la soutane et le rabat aussi, mimi; il paraît que j’étais superbe en curé, hé! la bourgeoise?… Mais elle ne répondra pas, tu sais, elle a un fond de bigotage à la cagot… et, alors, me voilà parti!… Quant à être bien logé, le Morand, non, mais en fait de remèdes, il avait tout ce qu’il faut, et un médecin d’attache assis au pied de son lit. Devine qui! le Dr Abel Lenoir!…
Le bon Jaffret ne jurait jamais; cependant, le nom du Dr Lenoir lui arracha un «sac à papier» énergiquement calibré.
– J’ai manqué être démonté du coup, continua l’Amour, mais heureusement qu’on en a vu bien d’autres. J’ai donc fait mon état comme si de rien n’était, et le médecin n’y a vu que du feu, j’en suis sûr; mais il paraît que le Morand était un dur à cuire, au fond, car il m’a envoyé paître en grand quand je lui ai parlé de confession, et, le plus drôle, c’est que, dans son agonie, il n’avait qu’un refrain, toujours le même… Vous savez, la petiote, comment s’appelait-elle? enfin, sa fillette…
– Tilde, dit Jaffret.
– Tilde, c’est ça… Eh bien! il lui disait comme on défile un chapelet: «N’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière…»
Il faudra causer avec cette gamine-là, pas vrai?
– Elle est ici, dit encore Jaffret. C’est justement pour la chercher que je suis venu.
L’Amour sauta sur sa paille.
– De la part de toi? demanda-t-il.
– Non, de la part de la comtesse Marguerite.
– N’empêche, dit Mme Cadet, que ce Morand qui n’a pas voulu se confesser à toi t’a bien sûr reconnu, mon pauvre homme, et ce Dr Lenoir aussi, car c’est le lendemain matin que les agents sont tombés chez nous.
L’Amour cligna de l’œil à l’adresse de Jaffret.
– On ne dit pas tout à la bourgeoise, grommela-t-il. On a attendu le Dr Lenoir en sortant pour lui faire un bout de conduite. Je promets bien que depuis cette nuit-là, il n’a dénoncé personne!
Son geste ne put laisser aucun doute sur la signification exacte de cette phrase.
– C’est donc ça, reprit paisiblement Jaffret, que la petiote est venue toute seule au cimetière?
– C’est ça! répondit laconiquement le marbrier: le docteur ne pouvait pas venir!
Puis, s’adressant à sa femme:
– La petiote, ici! tout de suite!
L’enfant arriva au bout de quelques instants.
– Je vas te donner une pièce de dix sous toute neuve, lui dit l’Amour d’un ton caressant, si tu veux me réciter ta prière. Allons! sois bien sage!
Tilde arrivait, rouge de plaisir, car elle s’était bien amusée avec Clément dans le jardin. Aux premiers mots du marbrier, ses yeux rieurs s’éteignirent.
Elle répondit pourtant:
– Puisque je n’ai jamais pu l’apprendre, la prière! Est-ce que vous allez me battre comme papa Morand, vous?
Et il fut impossible de lui arracher autre chose.
– Femme, dit l’Amour, qui était en colère, emmène tout ça et va voir en haut si j’y suis. Je reste avec l’ami Jaffret. Qu’on ferme la porte.
L’ami Jaffret ne semblait pas enchanté de son sort, mais il resta.
Au bout d’une heure environ, il remonta dans son fiacre, mais tout seul, et reprit le chemin de Paris. Tilde resta chez le marbrier avec son ami Clément, qui lui avait demandé déjà dix fois: «Pourquoi n’as-tu pas voulu dire la prière à papa Cadet? Il ne sait pas le latin.»
Ce soir-là, pour la première fois, place Royale, au café du Commerce, le bon Jaffret, qu’on croyait veuf ou garçon, parla de sa femme, et annonça qu’elle allait réintégrer le domicile conjugal.
Il ne paraissait pas enthousiasmé par l’idée de ce retour.
Le lendemain, une perquisition à fond fut opérée par la police dans les ateliers du marbrier Cadet. Le tombeau lui-même fut fouillé et le terrain sondé. On ne trouva personne, sinon la malade, qui toussait sur son grabat, dans la chambre du premier étage.
Papa Cadet, la petite Tilde et Clément lui-même avaient disparu.
Avec les agents se trouvait un homme jeune encore, dont le beau visage était très pâle, et qui semblait souffrir d’une blessure récente.
La vue de cet homme sembla causer à la malade une profonde émotion, mêlée de repentir et de terreur. Ce fut elle qui prononça son nom: elle l’appela le Dr Abel Lenoir.
Après les recherches inutiles, le Dr Lenoir prit à part le chef des agents et lui promit une récompense considérable, au cas où, par ses soins, l’asile nouveau des deux enfants serait découvert.
Mais personne ne gagna la récompense. Toutes les recherches furent inutiles.
Telle était la légende.
III Mademoiselle Clotilde
Il y avait dans cette légende une chose qui excitait très vivement la curiosité, parce qu’elle semblait recouvrir un mystère impénétrable.
Nous voulons parler, bien entendu, de cette prière latine, enseignée à force de coups par un père païen.
Tout le reste pouvait paraître vague et ressemblait au commun des aventures qui vont et viennent dans les bas-fonds de Paris.
Mais cette prière devait contenir assurément le mot d’une énigme. D’autant qu’il y avait des souvenirs plus lointains encore, et plus vagues.
On n’avait pas oublié le temps où la grande maison était vide, ni l’étrange histoire de cette matinée d’hiver, qui avait vu un convoi mortuaire (celui du prince de Souzay, duc de Clare) sortir inopinément de l’hôtel Fitz-Roy, où ni portes ni fenêtres ne s’étaient ouvertes depuis plus de dix ans.
Aussi les rares habitants du quartier, qui avaient approché par hasard mademoiselle Clotilde, s’étaient tenus à quatre pour ne point lui demander tout bas: «Et la prière, l’avez-vous oubliée?»