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Car mademoiselle Clotilde, nous l’avons dit déjà, était revenue dans la grande vieille maison, habitée autrefois par le père Morand et sa fillette.

Ce retour ne s’était pas effectué tout de suite après l’histoire du marbrier.

Deux ans pour le moins, peut-être trois, s’étaient écoulés entre la mort du père Morand et le jour où Mme Jaffret, solennellement restaurée dans ses droits d’épouse et régnant de nouveau despotiquement sur Michelle, la cuisinière, sur Laurent, le valet de chambre (qui ne l’avaient jamais vue) et surtout sur le doux Jaffret, avait ramené en voiture à l’hôtel Fitz-Roy une belle fille, grande et forte qui paraissait être dans sa dixième année.

On se rappelait Tilde dans le quartier, sous l’espèce d’une pauvre enfant bien gentille, mais frêle et farouche. Quand on la vit revenir si brave et promettant d’être si belle, quelques-uns la reconnurent au premier coup d’œil, les autres doutèrent.

Était-ce bien la Tilde qu’on entendait pleurer autrefois à travers les jalousies baissées? La Tilde du cimetière et de la légende?

On ne la battait plus, bien entendu. Elle chantait comme un loriot du matin au soir.

Mme Jaffret (Adèle, comme on l’appelait rue Culture un peu par raillerie, ce petit nom faisant contraste avec la redoutable mine qu’elle avait) lui faisait mille caresses, et le bon Jaffret l’aimait mieux que ses petits oiseaux.

Ce n’étaient pas des bigots, ces Jaffret; mais ils allaient à la messe, et M. le curé de Saint-Paul, un respectable prêtre, venait chez eux de temps en temps. Il témoignait surtout beaucoup d’affection à mademoiselle Clotilde, et, quand elle approcha de sa seizième année, elle crut s’apercevoir que M. le curé cherchait l’occasion de l’entretenir en particulier.

Un jour, c’était justement la fête de ses seize ans, M. le curé lui apporta un beau chapelet.

Pour le lui donner, il l’embrassa, et, en l’embrassant, il lui adressa tout bas cette question que tant de gens grillaient de faire:

– Parions, dit-il avec une gaieté un peu affectée, que vous avez oublié la prière?

– Quelle prière? demanda mademoiselle Clotilde.

– Est-ce que vous ne vous souvenez plus de papa Morand? insista le prêtre, qui baissa la voix et l’examina d’un retard attentif.

– Ah! mais, si fait! répondit la jeune fille sans hésiter.

Un peu de rouge, cependant, vint à sa joue en répondant cela.

– Eh bien, chère fille, reprit le curé, je vous parle de la prière que M. Morand vous enseignait.

– La prière aux tapes? dit Clotilde qui éclata de rire; je m’en souviens parfaitement.

– Bien vrai?

– Sur le bout du doigt.

Le visage du curé trahissait une singulière émotion.

– Ma fille, dit-il en prenant un ton grave, je vous prie de me la réciter, mais de manière à ce que moi seul puisse l’entendre.

Tilde s’exécuta de fort bonne grâce et enfila couramment le Pater noster.

Le curé trouva le Pater très bien récité, mais il ne lui reparla jamais du vieux Morand.

En 1853, mademoiselle Clotilde avait dix-huit ans et il fut question de son mariage. Avez-vous deviné que ces mystérieuses réunions qui avaient lieu de temps en temps dans le grand salon aux quatre fenêtres, c’était le conseil de famille de mademoiselle Clotilde? Quant aux membres des anciens conciliabules du temps de Morand, ceux où l’on voyait arriver dans leurs équipages, le vieillard centenaire, les beaux messieurs empressés autour de lui et les deux dames qui ressemblaient à des duchesses, vous en penserez ce que vous voudrez.

Les séances de ce conseil de famille s’étaient du reste éloignées peu à peu à mesure que mademoiselle Clotilde prenait l’âge d’une femme et autour des Jaffret, un cercle plus nombreux, mais composé de gens connus et même respectables s’était insensiblement formé. Il y avait le Dr Samuel, si répandu dans le faubourg Saint-Germain, maître Souëf (Isid.), le notaire des grandes fortunes, le comte de Comayrol qui, malgré son titre, protégeait l’industrie; il y avait quelques dames, entre autres la belle comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, un abbé et aussi M. Buin, le directeur de la prison de la Force, un des hommes les plus honnêtes et les plus estimés du Marais.

Certes, ce n’étaient ni Michelle la cuisinière ni Laurent le valet de chambre qui avaient annoncé le mariage de mademoiselle Clotilde aux environs et pourtant tout le monde s’en occupait, depuis le jour même, on peut le dire, où il en avait été question pour la première fois. On n’est pas plus mauvais là-bas qu’ailleurs, mais entre l’Hôtel de Ville et la colonne de Juillet, deux ou trois cents jeunes personnes avaient le cœur gros au sujet de ce mariage, et leurs mamans n’étaient pas contentes.

Il y avait au moins six mois de cela: le bruit s’était répandu que M. le comte de Comayrol et maître Souëf (Isid.) avaient péché un très gros poisson pour la pupille des Jaffret. Quand on a un notaire dans sa manche et un gentilhomme d’affaires, ces coups de filet ne sont pas rares. Toutes les demoiselles essayèrent bien d’espérer que c’était un comique du pays des Pourceaugnac, mais le prince vint faire sa première visite. Je vous défie de nier le soleil.

C’était un prince: un vrai!

Et par-dessus le marché, ce vrai prince était charmant: un peu grave, mais grand air tout à fait.

Il ne venait ni de Russie, ni de Valachie, ni d’aucun autre endroit où les princes se peuvent ramasser à pleins paniers: il appartenait à la maison de Clare, et s’appelait, en pur français, le prince Georges de Souzay. Vingt-cinq ans et je ne sais combien de cent mille livres de rentes.

Il y eut des maladies de faites parmi les demoiselles à marier.

Trois mois se passèrent. Un éblouissement glissa dans les pénombres du Marais; c’était la corbeille virginale de mademoiselle Clotilde, dont on commençait à causer.

Vous avez tous entendu causer corbeilles. C’est vif comme une plaie, ce sujet d’entretien. Ce qu’on y met, ce qu’on en retire! La nomenclature chère et horrible de toutes ces choses qui sont pour une autre! les évaluations, les exagérations, les rabais! Car il y a des jalousies qui maigrissent les corbeilles et d’autres qui les enflent.

Et un autre murmure se fit, qui semblait sortir de la corbeille même. Autour du joli front de mademoiselle Clotilde, une auréole s’éclaira. Ce qui rendait si invraisemblable son mariage avec le prince, c’était l’humble condition de la famille Jaffret. Eh bien! pas du tout! le pauvre nom de Jaffret n’était pour rien dans l’affaire, et il se trouvait que mademoiselle Clotilde allait sortir de son nuage, comme les héritières reconnues au dénouement des drames de la Porte-Saint -Martin. Il se trouva qu’elle était la fille… Mais n’allons pas trop vite.

Tout à coup, cependant, on ne vit plus le prince. Cela arrive, vous savez, ils s’en vont parfois comme ils viennent. Trois mois d’absence! Un vent d’espoir courut, puis s’enfla; on crut que le prince était parti pour toujours, mais un matin, il y eut consternation générale; la corbeille était chez les Jaffret.

Et quelle corbeille! On trouva un mot pour la caractériser, c’était insolent!