En ce monde, cependant, il est rare que les plus amères douleurs n’aient pas derrière elles quelque petite consolation. La consolation de la corbeille fut un cancan qui rôda, timide d’abord, puis tout à coup bien portant. On avait vu mademoiselle Clotilde sortir de l’hôtel toute seule, le soir, non pas une fois seulement, mais à quatre ou cinq reprises pour le moins. Non pas par la porte cochère, mais par la petite porte du jardin qui donnait sur les démolitions.
Un fiacre l’attendait au coin de la Force. Où allait-elle? Et surtout comment rentrait-elle? Car ceux qui la voyaient ainsi sortir ne l’avaient jamais vue rentrer…
À ces questions, jusqu’à présent, personne n’avait répondu.
Par un après-midi du mois d’avril, il y avait petite réunion intime dans le salon des Jaffret, où la corbeille était exposée, mais fermée et couverte d’un voile de mousseline. Jaffret faisait de la tapisserie auprès d’une belle cage-pagode, où une demi-douzaine de bouvreuils et lui échangeaient de douces agaceries. Il faudrait la plume d’un poète pour dire à quel point ses yeux bleus un peu fatigués, son front fuyant, dégarni selon une ligne étroite, depuis le front jusqu’à sa nuque, et ses joues grassouillettes, mais tombantes, exprimaient la mansuétude et la simplicité du cœur. Il parlait peu, mais il sifflait volontiers quelque petit compliment à ses bouvreuils, surtout à Manette et à Jules, qu’il affectionnait tendrement.
Il avait pauvre mine dans ses vêtements, quoiqu’il fût habillé de neuf. Il appelait sa femme Adèle, et la tutoyait, mais avec déférence.
Je ne sais pourquoi la vue de ce cher bonhomme inspirait quelque défiance aux gens; les pinsons lui mangeaient pourtant dans la bouche.
Comme âge, on ne savait trop ce qu’en dire.
Adèle ne le tutoyait pas.
Cette Adèle était une physionomie beaucoup plus tranchée, et jamais lunettes d’or, rondes, larges, fortement cerclées n’allèrent mieux à un nez vigoureux et recourbé avec hardiesse. Elle était grande, maigre, noire de peau, grise de poil; ai-je dit qu’elle assassinait les oiseaux?
On aurait juré parfois qu’elle sentait la pipe, quoiqu’on ne la vît point fumer. Ne vous étonnez pas trop: elle avait bien de temps en temps une robuste odeur d’eau-de-vie, et jamais on ne la voyait boire. Fi donc!
Son âge apparent était de soixante-cinq à soixante-dix ans. Elle s’habillait un peu en tapageuse, et, sur ses cheveux poivre et sel, une fausse natte en soie noire s’attachait.
Quoi que vous puissiez penser, c’était un heureux ménage, et, dans une heure d’épanchement, le bon Jaffret avait dit à M. Isid. Souëf: «Depuis que nous sommes mariés, Adèle en est encore à lever la main sur moi!»
M. Souëf (Isid.) en crut ce qu’il voulait.
Les fleurs viennent partout, j’en ai vu jusque dans les décombres, et qui éblouissaient, mademoiselle Clotilde était la beauté même, la beauté souriante et vaillante. Vous savez ce que les peintres, les duchesses et les palefreniers appellent «la race» ou encore «le sang». Clotilde avait la race au degré suprême; elle était pur-sang de la tête aux pieds, quoique personne au monde ne sût au juste d’où elle sortait.
Excepté, bien entendu, les Jaffret, qui avaient dû produire, à l’occasion du mariage projeté, toutes les pièces nécessaires parfaitement en règle.
Mais chose singulière, le nom de famille de mademoiselle Clotilde n’avait point transpiré au-dehors, même après la production de ces pièces. On continuait de l’appeler la belle Tilde ou encore la nièce Jaffret, quoique, derrière cette façon de parler familière et presque malveillante il y eût déjà, nous l’avons dit, une frayeur et une douleur.
C’était en raillant, il est vrai, mais en frémissant aussi, que les gazetiers du Marais allaient radotant que mademoiselle Clotilde appartenait à une famille illustre, dispersée par une de ces tragédies qui enfièvrent une fois tous les dix ans la curiosité parisienne – qu’elle avait droit, cette même Tilde, à une fortune des contes de fées, dont elle était séparée par le plus mystérieux de tous les romans d’aventures -, et que ce brillant jeune homme, M. le prince Georges de Souzay, ne serait pas venu chercher femme à pareille distance de l’Opéra, dans les profondeurs du quartier Saint-Paul, s’il n’avait su d’avance que la vieille maison des Jaffret cachait le billet gagnant d’une richissime loterie!
Nous allions oublier un dernier membre de la famille, grand et gros chien chargé d’années, qui répondait au nom de Bibi C’était une bête désagréable et qui n’aimait personne; mais depuis que les démolitions avaient ouvert les derrières de l’hôtel, on le lâchait la nuit dans les jardins, et il était de bonne garde.
IV Vis-à-vis de la Force
Il était bien caché ce billet de loterie fantastique que le prince Georges de Souzay venait chercher de si loin, et le salon du bon Jaffret (ce n’était pas le fameux salon à quatre fenêtres) ne parlait absolument pas de millions. Malgré la corbeille dont la fraîche enveloppe éteignait davantage, par le contraste, les couleurs fatiguées des fauteuils, il ne parlait même pas beaucoup de fiançailles.
À la vue de ce petit comité si tranquille, et dont l’entretien roulait sur des sujets si étrangers au mariage, personne n’aurait assurément deviné que mademoiselle Clotilde attendait son fiancé de minute en minute, après une absence qui n’avait pas duré moins de trois mois: et que le contrat allait être signé ce soir même.
Elle était trop paisiblement gaie, la chère enfant, pour qu’il fût permis de penser qu’on la mariait contre son gré; mais l’absence complète de toute émotion prouvait, d’un autre côté, que son beau petit cœur n’était point bouleversé par les fièvres de l’attente.
Je vous défie bien de rêver une plus jolie créature, et plus belle, plus gracieusement accotée à l’angle d’un plus vilain canapé!
C’était une rieuse, on le voyait à cette fleur entrouverte qui était sa bouche, et qui laissait deviner un plein écrin de perles. Elle avait un trésor de cheveux noirs ondés, lourds à la main, doux à l’œil, auxquels la lumière arrachait des reflets d’or bruni. Je ne sais quelle mélancolie d’enfant jouait dans son sourire, comme pour rappeler qu’il y avait une âme sous l’insouciance de ce calme. L’âme brillait mieux encore et pensait aussi dans l’émeraude foncée de ses grands yeux presque noirs, ombragés de cils magnifiques.
Sa joue restait veloutée comme celle d’une fillette, et les lignes charmantes de son cou gardaient ces flexibilités de cygne que fait onduler si bien la pétulance du premier âge; mais son buste harmonieux était déjà d’une jeune femme, de même que l’assurance de sa pose et les hardiesses tranquilles de son regard.
On a de la peine quelquefois à dompter ces vaillantes; mais d’autres fois, avec quelle joie elles se font esclaves!
Mademoiselle Clotilde n’avait pas encore résisté; jamais non plus elle n’avait été domptée.
Dans les familles que nous connaissons vous et moi, n’est-ce pas, que de tendresses autour d’une pareille enfant! payées par combien de caresses! Ce n’était pas tout à fait ainsi chez les Jaffret, dont l’affection mutuelle était sans doute si bien entendue, une fois pour toutes, qu’ils ne l’exprimaient jamais. Le bon Jaffret avait d’ailleurs ses oiseaux et Adèle ses affaires, qui n’étaient pas sans avoir une certaine importance, quoique nous n’en ayons pas encore parlé.
Tous les matins et tous les soirs, Clotilde donnait son front à leur baiser; le reste du temps, ils vivaient ensemble comme les meubles d’une même chambre, éternellement voisins et ne se querellant jamais.