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Mais ils étaient rares déjà ceux qui auraient pu rappeler les détails de cette lugubre histoire [2] où un homme de large intelligence et de superbe volonté était mort à la peine, misérablement écrasé sous le poids de nos prétendues sagesses administratives, mort accusé de folie par des aveugles et des sourds, tandis que le crime savant, sauvegardé par l’imbécillité brevetée, continuait en paix son terrible commerce.

En haut comme en bas de l’échelle judiciaire et policière, on avait répondu à Remy d’Arx: «Les Habits Noirs n’existent pas!»

Et si après la mort de ce martyr de la routine quelques-uns étaient tombés parmi les chefs de la ténébreuse association, c’est qu’un autre fou avait encore agi en dehors des bourreaux et des greffes, un fou qui risquait sa vie deux fois, comme Remy d’Arx lui-même, traqué en même temps par ceux qui attaquent la société et par ceux qui ont sans nul doute la bonne intention de la défendre.

Ce fou, c’était le Dr Lenoir.

Mais la bataille s’était livrée sans témoins. Ce qui en avait transpiré allait déjà vers l’oubli, et ceux qui auraient pu se souvenir ne voulaient déjà plus croire. Le docteur Abel faisait du reste de son mieux pour épaissir le voile qui couvrait le roman de son passé.

Quand on faisait allusion, par hasard, aux Habits Noirs, il était le premier à sourire, disant de sa voix grave et vibrante:

– Est-ce que vous en êtes encore à croire à tout cela? La cour a jugé: Il n’y a jamais eu d’Habits Noirs.

Mon Dieu, non; à l’exception des cinq ou six malheureux qu’on avait vus une fois porter ce nom en cour d’assises, toute cette absurde épopée du colonel Bozzo-Corona, le Père-à-tous, et de ses bandits, n’était qu’un tissu de fables.

Pour revenir à l’hôtel de Souzay, tranquille et muet au fond de sa solitude un peu triste, une intimité véritable régnait entre Georges, le jeune maître de la maison, et M. Albert, son secrétaire, qui mangeait à la table de Mme de Souzay.

Albert, nous l’avons dit, semblait être, au commencement, la gaieté même de la maison, tandis que Georges avait alors un aspect maladif et triste.

Dès ce temps-là, chose inexplicable, la belle veuve laissait volontiers la société de son fils mélancolique pour celle du secrétaire heureux et bien portant.

Mais les choses n’avaient pas tardé à changer en ce qui concernait la santé et le caractère respectifs des deux jeunes gens.

Georges s’était rétabli entre les mains du Dr Lenoir, et, en même temps que ses forces, il avait recouvré toute la joyeuse humeur de son âge. Au contraire, Albert, attaqué tout à coup par un mal inconnu et sans cesse grandissant, était devenu morose, taciturne, malheureux.

Et il paraît que ce n’était pas sa gaieté seule qui attirait naguère la sympathie de Mme de Souzay, car elle s’attachait à lui de plus en plus depuis qu’il était devenu triste.

Dans les rares promenades qu’elle faisait en voiture, Albert était constamment son compagnon, et elle passait de longues heures chaque jour à lui donner ces soins assidus qui sont le cher devoir des mères.

Georges n’en témoignait aucune jalousie, et redoublait d’affection pour celui qui portait auprès de lui le titre de secrétaire sans en remplir assurément les fonctions.

Georges sortait beaucoup: sa mère ne lui demandait aucun compte de sa conduite; mais dès qu’Albert, de qui son jeune maître ne réclamait nul service, venait à s’absenter, Mme de Souzay devenait inquiète, et c’étaient, au retour, de minutieuses enquêtes mêlées parfois de reproches.

Le cordon bleu de l’hôtel s’appelait Mme Mayer et tourmentait l’anse du panier comme beaucoup de Prussiennes. En parlant de ces petites scènes d’intérieur chez le boucher, français, mais pareillement voleur, elle prononça une fois, en l’appliquant à Mme de Souzay, le mot jalousie, pris dans son sens le plus brutal.

– Et ça ne serait déjà pas si étonnant, ajouta-t-elle. Dans les maisons, les secrétaires, faut que ça gagne sa vie, pas vrai, et madame est fièrement conservée! Alors, un grand bébé comme monsieur Georges, vous comprenez, ça la vieillit et elle ne l’aime pas, tandis que l’autre, ça la reverdit, et elle ne peut pas lui en vouloir pour ça, hein? J’ai entendu une fois le docteur qui disait à monsieur Georges comme ça: «Courage, vous en verrez la fin!» Vous comprenez, il n’est pas heureux, ce jeune homme-là, et il compte que le secrétaire avalera sa langue, dame!

Avec l’accent de Breslau, d’où Mme Mayer était native, ces choses ont encore plus de saveur.

Un soir, trois mois avant l’époque où commence notre histoire, c’était le 5 janvier 1853, Albert, le secrétaire, rentra fort tard.

Il était pâle comme un mort.

Mme de Souzay et le Dr Lenoir passèrent toute la nuit à son chevet avec le vieux valet Tardenois.

Quant au jeune monsieur Georges, il ne rentra pas du tout, et l’on apprit qu’il était parti pour un grand voyage.

Ce fut le lendemain de ce jour que Clément-le-Manchot entra à la prison de la Force comme accusé de complicité dans le meurtre des deux vieilles demoiselles Fitz-Roy de Clare, assassinées nuitamment au numéro 67 de la rue de la Victoire.

XI Georges et Albert

Pendant plusieurs semaines, Albert, le secrétaire, fut entre la vie et la mort. On ne laissait entrer dans sa chambre, à part Mme de Souzay et le Dr Lenoir, que Tardenois et Rose Lequiel, la femme de chambre, toujours habillée de deuil comme sa maîtresse.

Une fois que Mme Mayer avait pu arriver jusqu’à la porte du malade, sous prétexte d’apporter un bouillon, elle l’entendit qui grondait d’une voix rauque: «Je l’ai tué! je l’ai tué! C’est moi qui le tue!»

Mme Mayer raconta cela chez le pâtissier, et elle ajouta:

– Qui donc a-t-il tué, ce garnement-là? Notre jeune monsieur, bien sûr, dont on n’entend pas plus parler que s’il était en Australie!

Ce ne sont pas nos cordons bleus français qui causeraient de l’Australie; mais là-bas, elles savent toutes, même les marmitonnes, la géographie des lieux où l’on peut gratter de l’argent pour le rapporter en Allemagne.

Mme Mayer se trompait, cependant; on parlait de Georges bien plus qu’elle ne le croyait.

Parfois, dans ses entretiens avec le docteur Abel, Mme de Souzay avait des retours passionnés vers Georges, et le docteur s’en étonnait presque, car il y avait là une énigme de famille dont il possédait le mot.

Étant donné la connaissance de ce secret, la conduite de la belle veuve devenait non seulement explicable, mais toute naturelle.

Outre le docteur, il y avait, pour être au fait de ce mystère, le vieux Tardenois et Rose Lequiel qui, devant les autres domestiques, traitaient Albert comme on en use avec un simple secrétaire, c’est-à-dire assez lestement, mais qui, dans le particulier, l’entouraient d’affectueux respects.

Un jour, chez le fruitier, Mme Mayer apporta d’importantes nouvelles.

– On se fait du mal, dit-elle, pour des choses qui n’en valent pas la peine du tout. Notre monsieur Georges est tout uniment en voyage à l’étranger, par conséquent, ce n’est pas lui que cet Albert a tué; mais on ne m’ôterait pas de l’idée qu’il y a des drôles de manigances dans la cabane! Madame roucoule avec le secrétaire, et le docteur roucoule avec madame. Ça fait peur! Moi, j’aime la France à cause de ça, personne ne se gêne. On n’a pas même besoin de se cacher derrière les portes pour en voir de toutes les couleurs. La Rose Lequiel, toujours habillée comme la femelle d’un croque-mort, et ce vieux Rodrigue de Tardenois doivent en savoir de jolies! Mâtin!

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[2] Voir Les Habits Noirs et L’Arme invisible.