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– Et où sont-elles passées, ces richesses? demanda M. Noël, dont l’émotion altérait la voix.

Adèle haussa les épaules:

– Où sont les diamants, les rubis, l’or, les billets, les bank-notes, les titres qui emplissaient la cachette de la rue Thérèse [3]? Je continue et je te parle franc, car nous n’avons plus besoin de mystère, nous, pour vous tenir: il y a au-dessus de nous tous un mystère qui plane malgré nous, un prestige: le Trésor du colonel Bozzo. Ça suffit. Nous gardons les anciens mots de passe, Fera-t-il jour demain? et le reste, mais le Scapulaire que ce vieux démon a fait luire aux yeux de votre superstition pendant un si grand nombre d’années, le fameux Scapulaire de la Merci, contenant le secret des Habits Noirs, le mot mystique, la grande formule et la clef d’or, il ne renferme rien, il n’a jamais rien renfermé, sinon la suprême raillerie du Maître: une parole écrite en vingt langues diverses, mais n’ayant qu’un seul sens: néant. Tiens, le voilà, le Scapulaire de la Merci, regarde!

Mme Jaffret jeta sur le bureau un cordon de soie muni de deux médaillons qui sonnèrent en touchant le bois. Noël s’en saisit avidement et ouvrit les deux médaillons tour à tour. Ils étaient vides, ou plutôt ils ne contenaient chacun qu’une lamelle d’ivoire taillée en rond, et les deux étaient pareilles, portant inscrits en lettres rouges les mots courts et caractéristiques qui signifient rien dans toutes les langues du globe.

– Je ne sais que le français, dit M. Noël en refermant les médaillons. Pourquoi m’avez-vous montré cela?

– Pour que tu ne regrettes pas trop le passé, ami Piquepuce; pour que tu saches les motifs de notre apparente inaction et que tu les redises, en expliquant les raisons qui m’ont assise, moi, selon ta propre expression, à la place du Père-à-tous, quand il existe encore des maîtres de l’ancien temps: Samuel et Marguerite, et aussi Comayrol, qui était jadis au-dessus de nous. Comprends bien cela: nous n’avons plus qu’une affaire: le Trésor, et, seule au monde, je possède un moyen de mettre l’association sur la trace du Trésor.

– Est-ce que les fiançailles d’aujourd’hui ont trait au Trésor? demanda Noël.

Adèle l’interrompit d’un geste affirmatif.

– Et l’évasion?

– Aussi; tout a trait au Trésor. Rien n’a trait qu’au Trésor. Et maintenant, bonsoir, bonhomme. Voilà mon mystère à moi; ce prestige-là en vaut bien un autre, pas vrai, et vous me suivrez comme des caniches! Va te coucher.

Elle se leva et battit sa robe à coups d’éventail, en femme qui va faire une grande entrée. Noël n’avait point répondu à son bonsoir. Il la rappela au moment où elle allait passer le seuil.

– Excusez, Maillotte, dit-il, je voudrais savoir encore quelque chose.

– Dis vite, alors, et appelle-moi Mme Jaffret.

– Est-ce que M. Larsonneur en mange?

– Nom d’un tonnerre! repartit Adèle, qui lâcha le bouton de la porte, tu sais pourtant bien que je n’aime pas votre argot! Demande-moi tout bonnement, dans le langage des gens comme il faut, si ce monsieur est de chez nous. Avec votre patois de coquins, vous battez le rappel des inspecteurs et des sergents de ville. Comment dis-tu le nom?

– Larsonneur.

– Connais pas.

– Alors, restez s’il vous plaît, patronne, nous n’avons pas fini, nous deux.

Il y avait dans son accent quelque chose de si grave que Mme Jaffret revint sur ses pas aussitôt.

– Cause, fit-elle, on t’écoute.

– Si vous ne voulez plus de notre patois, dit Noël, il y en a d’autres qui le ramassent, et si M. Larsonneur ne mange pas avec nous, il est à table avec ces autres-là. Toc!

– Explique-toi, mon brave.

– Eh bien! reprit M. Noël, je prenais ce Larsonneur pour l’âme damnée de M. Buin… il n’est pas avec vous, non plus, celui-là, hé?

– Ah! mais non! répliqua Adèle en riant, il nous faut bien quelques honnêtes gens au salon.

– Ce Larsonneur était le chien couchant du directeur et l’épouvantail de tous les gens de la prison…

– Et c’est lui qui t’a coupé le prisonnier sous le pied? interrompit Mme Jaffret.

– Vous le saviez?

– Non, mais je le devine.

– Vous devinez bien, c’est ce Larsonneur qui a fait l’évasion par la grand-porte, entre les jambes des gendarmes. Vous pensez que je n’étais pas en humeur de le caresser, je me suis donc mis à sa poursuite bien plus encore qu’à celle du condamné. Je fouillais la cohue, quand j’ai entendu qu’on disait: «Place Royale, il fait jour!» J’en ai sauté, parce que j’ai pensé tout de suite que c’était une de vos manigances, et je n’osais plus ni avancer ni reculer, crainte de me trouver en travers de vous. Sans ça, le condamné n’aurait pas été loin, mais je me disais: «Si je mets les pieds dans le plat, la Maillotte est capable de me faire du chagrin.»

– Pour ça, tu avais raison, dit Adèle, et je t’en ferai si tu oublies de m’appeler Mme Jaffret. Est-ce tout ce que tu avais à m’apprendre?

M. Noël était évidemment désappointé par le peu d’effet que produisaient ses révélations.

– Si ça vous est égal, gronda-t-il entre ses dents, tant mieux! Moi, je croyais que de savoir qu’il y a dans Paris une autre maison de commerce qui se sert de vos trucs et de vos marques de fabrique…

– Et pas moyen de l’attaquer en contrefaçon, hé, Piquepuce? interrompit la vieille en riant. Oui, tu devais croire que j’allais tomber pâmée… Mais la Belle-Jardinière a des tas de succursales, tu sais bien, mon garçon…

– Comment! s’écria M. Noël, non sans admiration, c’est vous qui aviez monté le coup du vieux monsieur et de la dame en noir?

Maman Jaffret cligna de l’œil d’un air aimable.

– J’en ai monté bien d’autres, mon pauvre bonhomme! dit-elle. Allumes-en une avant de t’en aller, il n’y a pas de pipe que j’aime comme la tienne, et je vais te donner ton numéro pour passer demain à la caisse. Attends voir que je sache si le marié est arrivé.

Elle entrouvrit la porte qui donnait dans le salon et demanda:

– Eh bien? et le prince Charmant?

XIV Histoire des Habits Noirs

Au temps de leur grandeur, les Habits Noirs étaient régis par la loi salique comme l’ancien royaume de France, et même il y avait quelque chose d’égyptien dans leur gouvernement, car, de l’un et de l’autre côté des Alpes, en France, comme en Italie, c’était toujours un Pharaon qui, pendant plus d’un siècle et demi, les avait conduits à la guerre du brigandage, tantôt dans les gorges de l’Apennin, tantôt dans les rues de Paris. Le Pharaon s’appelait le colonel Bozzo-Corona, et ce fameux roi de la nuit avait duré, lui tout seul, autant qu’Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV réunis.

Il est vrai que la légende laissait entendre que le roi des Habits Noirs, le Père-à-tous (il Padre d’ogni) comme on l’appelait, était une espèce de phénix, renaissant de sa propre mort, et que sa vieillesse plus que séculaire devait s’obstiner jusqu’aux dernières heures du monde.

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[3] Voir Les Compagnons du Trésor.