Beaucoup de soldats, dans la sombre milice dont nous racontons ici la décadence encore redoutable, croyaient fermement à l’immortalité du colonel. Les plus sceptiques pensaient que ce Brama des coquins, chrysalide monstrueuse, subissait dans quelque trou une période d’engourdissement, et qu’on le verrait surgir, encore une fois, tout d’un coup, comme un diable jaillit d’une tabatière, plus rusé, plus féroce et plus centenaire que jamais.
Quoi qu’il en soit de cette superstition, qui est fréquente dans l’histoire où elle rôde autour des tombeaux de presque tous les grands hommes, nous venons de voir que le sceptre du colonel était, au moins momentanément, tombé en quenouille.
La femme de cet humble et bon Jaffret, vieille, hideuse, ayant entre ses dents noires un trou creusé par le frottement des tuyaux de pipe était reine à la place du bandit romanesque et brillant que la légende italienne adore sous le nom de Michel Bozzo ou Pozzo, et qui s’appelle Fra Diavolo au panthéon de l’Opéra-Comique.
Misère de nous! Quand elles tombent si bas, les grandes institutions feraient mieux de mourir.
Mais il y a plusieurs manières d’être reine: la manière russe de Catherine la Grande, et la manière anglaise de ces dignes dames que les parlements du Royaume-Uni entourent de respect et de tendresse, à la condition de ne jamais rien faire de ce qu’elles veulent.
Adèle Ier, épouse Jaffret, régnait comme elle pouvait: d’une troisième manière, qui consistait à payer comptant chaque jour ses vingt-quatre heures d’autorité, à force de ruse et d’audace.
Son droit, à elle, n’était ni celui qui vient par héritage, ni celui que donne l’élection.
Elle s’était insinuée, puis imposée en réunissant les débris épars du Fera-t-il jour demain?, en leur apportant une raison de s’efforcer et de vivre. C’était une reine tâcheronne qui travaillait à ses pièces.
On nous comprendrait désormais mal, si nous ne donnions ici au lecteur, en quelques lignes, le résumé de l’histoire des Habits Noirs.
Nous laisserons de côté, bien entendu, les détails, pour ne toucher qu’aux grands traits de la légende.
Au commencement de ce siècle, vers les dernières années de l’Empire, le colonel Bozzo-Corona, chef de la Camorra Seconde, qui avait si longtemps désolé l’Italie du Sud et la Sicile, fut obligé de passer la mer, après avoir livré plusieurs batailles rangées aux troupes du roi Murat. Ce ne fut pas une déroute, mais bien une retraite en bon ordre, et l’état-major entier de la Camorra put se réfugier dans l’île de Corse avec le trésor de la bande, évalué déjà à des sommes fabuleuses.
Avant de quitter l’Italie, le conseil des Maîtres s’était réuni, la nuit dans les ruines du temple de Pœstum, pendant que l’armée encore nombreuse des bandits bivouaquait autour des colonnades.
Le colonel Bozzo était là avec sa fille, la belle Francesca Policeni, qui commandait l’escadron des guides de Catane.
Les uns disent que Fra Diavolo portait déjà la couronne de cheveux blancs qui coiffait encore un demi-siècle après la tête vénérable du Père-à-tous; les autres prétendent que c’était alors un héroïque soldat, donnant au vent des nuits les longues boucles de sa chevelure noire comme le jais.
Toujours est-il qu’il s’assit dans l’enceinte du temple, sur un fût de colonne brisée, comme Charlemagne au milieu de ses douze pairs.
Pour plafond, il y avait le ciel d’Italie suspendant des milliers d’étoiles aux profondeurs de son azur; le croissant énorme se couchait derrière les perspectives lucaniennes, à l’horizon du pays des roses, et, par les entredeux des piliers doriques, on voyait les ombres des soldats sommeillant ou buvant autour de leurs feux.
– Mes fils chéris, dit le colonel, entouré d’un respectueux silence, nous voilà au bout de notre rouleau. Ce grand bellâtre de maréchal des logis qu’on appelle le roi Murat n’en a pas pour deux ans, c’est certain; mais nous n’en avons pas, nous, pour deux semaines. Nous sommes acculés entre la mer et les monts. C’est à vous de savoir si vous voulez passer la mer ou gagner la montagne.
– La montagne! fut-il répondu tout d’une voix.
Fra Diavolo fit un geste caressant.
C’était un ténor, comme vous avez pu vous en convaincre à la salle Favart. Quand il voulait, il parlait plus doux que miel.
– La montagne, répéta-t-il, je ne demande pas mieux, mes amis bien-aimés. Je fais toujours tout ce que vous voulez. Seulement, permettez-moi de vous rappeler que vous êtes très riches…
Il fut interrompu par un long et joyeux murmure où s’étouffait le cri de dévouement et d’admiration: Eviva! Padre d’agni! (Vive notre Père-à-tous!)
– Merci, mes colombes, merci, reprit le colonel. J’espère que votre vœu sera exaucé et que je vivrai encore longtemps. Vous savez bien que je ne meurs pas souvent… Étant très riches, je ne vois pas l’intérêt que nous aurions, vous et moi, à nous enfouir comme des taupes dans quelque trou de l’Apennin où il n’y a ni théâtre, ni corso, ni salon de conversation. Si je pouvais vous offrir Naples, Rome, ou même Florence, je parlerais différemment; mais dans ces gorges diaboliques, ô mes petits enfants chéris, comment diable dépenserez-vous votre magnifique fortune?
Un des Maîtres ouvrit l’avis suivant:
– Partageons, dit-il, et que chacun aille où il voudra.
On prétend que ce Maître-là fut retrouvé le lendemain matin couché parmi les fleurs. Un accident lui avait coupé la gorge. Le colonel, cependant, lui répondit:
– Mon fils préféré, tu parles d’or aujourd’hui comme toujours; mais le destin s’oppose à ce que ton conseil soit suivi, du moins pour le moment. Il y a, Dieu merci, beaucoup d’or et d’argent monnayés dans nos caisses, mais le principal de notre fortune se compose d’objets sacrés, empruntés aux monastères et même aux cathédrales. À elle toute seule, la très sainte basilique de Saint-Pierre de Rome nous a fourni plus de cinquante mille ducats. Penses-tu qu’il serait facile de réaliser tout d’un coup dix ou douze millions de pareilles valeurs en Italie?
On n’entendit que le chiffre et le vieux temple de Jupiter retentit d’un long cri d’ivresse.
Douze millions!
– En conséquence de cette crainte, reprit le colonel qui se frottait les mains tout doucement, je me suis permis de prendre ce qu’on appelle des mesures conservatoires. Nos caisses nous ont précédés au-delà de la mer… Ne craignez rien, je réponds de leur contenu intact, sur mon propre crédit.
– Où sont-elles? demanda-t-on de toutes parts.
Le colonel envoya des baisers à la ronde, mais il garda le silence.
Et je pense qu’il n’est déjà plus besoin de vous expliquer le secret qui fit de cet homme extraordinaire, pendant un si grand nombre d’années, le plus invulnérable et le mieux obéi des souverains.
Dès cette époque, il valait douze ou quinze millions pour ses sujets.
Plus tard, il eût été difficile, sinon impossible, de calculer les sommes folles représentées par sa vie. Cela conserve.
Il continua:
– Nous allons suivre, en partie, du moins, l’avis ouvert par le plus cher de mes fils (celui qui ne devait pas s’éveiller le lendemain). C’est ici que nous devons nous séparer. Liberté complète, chacun agira à sa fantaisie; seulement, tout le monde est prévenu que le rendez-vous général est en Corse, à trente jours de délai, dans la campagne de Sartène, au couvent des bons Pères de la Merci, qui nous recevront comme des anges. J’ai sommeil, mes bien-aimés, allons nous reposer.