Le lendemain, deux régiments de l’armée napolitaine, qui traquaient la Camorra Seconde depuis un mois, firent leur jonction aux ruines de Pœstum, où il n’y avait plus personne, sauf le «fils chéri» du colonel Bozzo, qui avait la gorge ouverte.
Les autres Veste Nere étaient rentrés sous terre.
À un mois de là, jour pour jour, dans la campagne de Sartène, les cloches de l’ancien couvent des Pères de la Merci, abandonné depuis nombre d’années, se mirent à tinter vers la tombée de la nuit, et quand l’obscurité fut tout à fait venue, les paysans d’alentour purent voir avec étonnement que les vitraux de l’antique chapelle s’illuminaient.
Quelques bons pères avaient été vus quinze jours auparavant allant et venant le long des quatre lieues qui séparaient le monastère de la ville. On savait vaguement un bruit qui courait, disant que le couvent, occupé de nouveau, allait répandre l’aisance sur toute la contrée.
Aussi la joie remplaça bientôt la surprise; avant la fin de la soirée, tout le monde connut l’arrivée des bons pères, et les passants se découvrirent en écoutant les chants, sans doute pieux, que laissaient sourdre les fenêtres closes de la chapelle.
De la piété de ces chants je ne pourrais pas répondre, pour ma part, car une grande table était dressée dans la nef et les officiers de l’ancien état-major des Vestes Noires fêtaient là en famille l’heure de la réunion après un mois d’absence. Le festin était présidé par le Père-à-tous, dont la vénérable et douce gaieté se communiquait aux convives.
Le couvent de la Merci occupait une étendue de terrain considérable. Ses cryptes et ses caves pouvaient passer pour de véritables souterrains. Les soldats avaient où festoyer comme les chefs.
Cette nuit-là même, après le repas, il y eut conseil des Maîtres dans la crypte creusée et bâtie sous la chapelle. Nous ne citerons aucun nom parmi ces Maîtres, qui ne touchent en rien à notre présent récit. Bien d’autres avaient vécu depuis leur décès, car si le Père-à-tous était immortel, ses lieutenants s’usaient très vite: il avait une terrible manière de les convertir quand ils n’étaient pas de son avis.
À ce premier conseil tenu dans les souterrains de la Merci, le colonel Bozzo, après s’être félicité de voir encore une fois autour de lui ses chers et fidèles compagnons, déclara qu’il était prêt à faire le partage du Trésor entre tous les membres de l’association.
Il paraîtrait qu’on ne s’attendait pas beaucoup parmi des Maîtres à un dénouement si prompt et si loyal, car la joie fut immense et les voûtes de l’église souterraine faillirent crouler sous les applaudissements.
Nous devons ajouter que cet accès d’allégresse fut de courte durée.
Au plus fort des acclamations, on vit le Père-à-tous déplier un parchemin jauni qui était la charte d’association, signée par les membres fondateurs de la Camorra Seconde. Les figures aussitôt s’allongèrent.
– Part égale pour tous! dit le colonel, voilà notre loi, le dernier de nos hommes a autant de droits que vous et moi.
– Vous étiez douze et vous étiez Maîtres, quand vous avez réglé cela, dit un des chefs.
– Nous sommes toujours douze Maîtres: seulement, nous commandons à un peu plus de quatre cents soldats, et d’après nos statuts, le Père-à-tous hérite de ses chers enfants qui sont morts.
Il déplia deux autres pancartes dont la première contenait quatre cents noms, tandis que la seconde, interminable liste, portait le compte de tous ses «pauvres enfants» décédés. Le nombre des morts était pour le moins double de celui des vivants.
De longues qu’elles étaient, les figures devinrent énormes.
XV Le colonel
Le colonel Bozzo promenait à la ronde son regard souriant et bénin. Il tenait les morts de la main droite et de la gauche les vivants.
– Vous plaît-il d’examiner ces listes, mes mignons? demanda-t-il. Les bons comptes font les bons amis.
Personne ne répondit parmi l’assistance consternée.
– Non? reprit le Père-à-tous, vous avez confiance en moi, comme de jolis enfants que vous êtes! C’est très bien. Alors, faisons un peu d’arithmétique. Je suppose que nous avons douze millions liquides, c’est un joli tas de monnaie, n’est-il pas vrai? À douze cents parts, cela fait juste dix mille francs pour chacun.
Il y eut de gros jurons autour de la table du conseil.
– Si je me suis trompé, dit le colonel avec douceur, permis à vous de recommencer le calcul. Ne vous gênez pas avec moi.
Nul ne s’avisa d’accepter la proposition. Le colonel poursuivit:
– Quatre cents parts pour les vivants, cela donne quatre millions; à peu près le double pour nos morts, huit millions qui complètent les douze. Plût à Dieu qu’il me fût possible de rendre la vie à ces chers bien-aimés en renonçant à mes droits, mais comme cela ne se peut pas, je me tiens à la lettre du traité, et je prends ma part.
Chez les membres du conseil, la peur combattait la colère. Personne ne protesta.
– À la bonne heure! fit le colonel, qui les regardait toujours en souriant, nous prenons bien les choses, et nous avons raison, car nous ne sommes pas les plus forts: cette égalité qui vous gêne, vous qui êtes douze, fera plaisir aux autres qui sont quatre cents… Voulez-vous un moyen de sortir de là?
Il s’était redressé d’un brusque mouvement, et toute sa personne avait soudain changé d’aspect. Son œil fixe et profond pesa comme une fascination sur ceux qui l’entouraient pendant qu’il reprenait de nouveau:
– Vous ne me connaissez pas encore. Tant pis pour ceux qui auront défiance de moi! Voulez-vous ma part, je vous la donne: non pas pour que chacun des soldats dont je suis le général, des enfants dont je suis le père, ait 20 000 francs au lieu de 10 ou même 30 000 francs, ou même le double. Ce n’est pas la fortune, cela, et je veux que vous soyez riches, riches comme il faut l’être pour avoir à profusion et à toujours tous les biens de la vie. Vous entendez? nous parlons à bouche et à cœur ouverts; assez riches pour commander aux hommes et pour choisir entre les femmes, assez pour jeter l’or à toutes les passions, assez pour que les prodigalités les plus folles ne trouvent jamais le fond de votre bourse inépuisable!
Beaucoup de regards brûlèrent, allumés par une avide crédulité, mais il y en eut trois qui dirent:
– Nous demandons nos 10 000 francs et notre liberté.
– Sortez, répondit froidement le colonel, vous n’êtes plus d’entre nous. Demain vous aurez votre liberté et votre argent.
Il quitta la table et ouvrit lui-même la porte par où les trois Maîtres devaient se retirer. Avant de la refermer sur eux, il dit entre haut et bas à quelqu’un qui était dehors:
– Il fait nuit, mes enfants, éclairez!
Et le lourd battant retomba, étouffant de son bruit trois plaintes qui n’eurent point d’écho.
Il n’y avait rien sur la table, ni vins, ni liqueurs.