Pour porter l’ivresse au cerveau de ceux qu’il voulait ivres, cet homme n’avait besoin que de l’étrange éloquence qui coulait à flots ardents de ses lèvres, si froides d’ordinaire, à l’heure où c’était sa volonté de séduire.
Il leur dit ce que Fernand Cortés peut-être et François Pizarre avaient dit aux aventuriers espagnols pour les entraîner vers l’Eldorado inconnu, ce que les bardes du Nord, bien longtemps auparavant, avaient chanté aux blonds guerriers qui ravirent la moitié de la France et toute l’Angleterre, et, auparavant encore, ce que les chefs barbares criaient aux hordes de l’Orient, précipitées sur l’ancien monde, ce poème éternel, ce cantique, auquel nul ne résiste: l’hymne de l’or, du vin et de la volupté.
Connaissait-il donc Paris, ce sauvage bandit de l’Apennin?
Mais, Attila connaissait-il l’Europe?
Non, ils devinent, ils partent, ils arrivent comme l’eau des montagnes devine l’océan immense et s’y précipite, le long des fleuves, s’il y a place, sinon, par-dessus les choses et par-dessus les hommes.
Le sauvage, du haut de sa ruse, avait deviné les mystères de la civilisation et ses excès; il leur dit, à ces grossiers croisés qui écoutaient, l’œil et le cœur en feu, sa prédication endiablée, il leur dit les merveilles de cette mine d’or, la plus riche de l’univers entier, les prestiges de cette féerie, les débauches de ce mauvais lieu; Paris, le faîte de la gloire et le fond de la honte!
L’Italie leur était fermée désormais, il leur montra ces autres Apennins aux nuits plus sombres, aux jours plus étincelants, où, au lieu de tenir l’affût pendant des semaines pour attendre le passage d’une maigre caravane anglaise, les bandits affolés ne savent quelle occasion entendre, ni quel pillage choisir.
De l’argent à monceaux, du plaisir à satiété, et la fatigue supprimée, et le danger anéanti!
C’était la bataille sans armes, où l’adresse remplace la force, et où la main gantée porte paresseusement une badine au lieu du lourd tromblon des bandits antédiluviens.
Ce soir-là, fut fondée la frérie des Habits Noirs.
Et, quand le colonel leva la séance, les trois places laissées vides par les Maîtres déserteurs étaient remplies. Il y avait un médecin de Paris, un docteur en droit de Paris, et une jolie femme de Paris.
Un seul de ceux-là restait vivant à l’époque où se passe notre récit: le médecin Samuel, qui attendait en ce moment même au salon de la maison Jaffret l’arrivée du fiancé de mademoiselle Clotilde. Tous les autres avaient disparu tour à tour, les Italiens comme les Français, et la plupart très vite, car le colonel Bozzo faisait une abondante consommation de lieutenants.
S’il avait supprimé le danger venant du dehors, il avait gardé intacte sa bonne habitude d’épurer lestement son conseil, dont les membres ne vivaient jamais vieux.
Du moins, avant de mourir, étaient-ils devenus riches, tous ces soldats du mal? Leur avait-on tenu les miraculeuses promesses de la première nuit?
Oui et non.
Plusieurs d’entre eux avaient mené très grande vie; mais le fameux partage n’était jamais venu.
L’ancienne Camorra, quittant les solitudes de la Grande Grèce pour envahir les sentiers encombrés de notre civilisation, s’était transformée du haut en bas; ses rangs élargis avaient fait d’elle une armée: la plus puissante peut-être des armées de malfaiteurs qui aient effrayé l’Europe moderne.
Elle avait englobé, cette armée, parmi ceux qui sont hors la loi, tous les puissants et tous les faibles; les généraux ne lui manquaient pas plus que les soldats, et le gouvernement occulte dont le colonel restait le chef suprême possédait ses diplomates, ses légistes, ses grands capitaines.
Il eut un jour, pour ministre des Finances, un de ces hommes qui prêtent des milliards aux rois.
Y a-t-il une fonction d’État qui soit au-dessus de celle dont le signe, but de toutes les ambitions, est le tant désirable et sacré portefeuille?
Oui, c’est celle dont le signe est la hache.
Du moins, dans le vieux monde, le premier de tous les droits attachés à la souveraine puissance était le droit d’avoir un bourreau. Point de couronne sans ce rouge fleuron.
Le roi des Habits Noirs avait bourreau.
À l’issue de ces assemblées sombres où il faisait jour à minuit, pour employer la terrible langue des Veste Nere, longtemps après que l’aurore s’était levée, il faisait nuit tout à coup sous le clair soleil. Une voix qui mettait le frisson dans toutes les veines annonçait cela.
Et alors le géant au visage sinistre, Coyatier, dit le Marchef, dont les voleurs et les assassins eux-mêmes ne voulaient pas toucher la main, paraissait au milieu du cercle des Maîtres: douze visages masqués de noir.
Et une autre voix s’élevait, prononçant ces paroles symboliques:
– L’arbre est sain, il a une branche desséchée.
– Coupez la branche! ordonnait la première voix.
Le Marchef ne frappait jamais d’un seul coup.
Derrière Agamemnon, roi d’Argos et de Mycènes, Homère a rangé tout un bataillon de héros immortels; derrière le Père-à-tous, il y avait aussi Achille, et plus de deux Ajax, et Diomède, et même le sage Ulysse, représenté par le fameux docteur en droit qui trouva la règle fondamentale de l’association: «Toujours payer la loi.»
C’est-à-dire: «Donner aux tribunaux un coupable pour chaque crime commis.»
Grâce à cette invention d’un infernal génie, non seulement la confrérie restait à l’abri des vengeances publiques, mais encore elle faisait disparaître légalement ses ennemis. Chacun de ses coups frappait deux victimes à la fois: celui qu’on livrait pieds et poings liés à la justice, accablé d’avance sous le poids des preuves savamment préparées.
Je me souviens bien que j’eus un sourire la première fois qu’il fut question devant moi de ce mécanisme si simple et si puissant.
Il m’était expliqué pourtant par un jurisconsulte éminent, qui a laissé de profonds souvenirs au palais.
C’était à l’époque où le procès dit «des Habits Noirs» éveilla si passionnément la curiosité publique. Le jurisconsulte dont je parle me dit: «Nous ne saurons rien, parce que les gens qui sont aujourd’hui devant la cour d’assises ne savent rien. Ce sont les goujats de l’armée; je penche même à croire qu’ils n’appartiennent pas du tout à la redoutable confrérie dont les chefs, à moins d’un hasard favorable, nous donneront le change éternellement.»
On ne sut rien en effet, sinon que le chef de la bande arrêtée était un vulgaire voleur; ses soldats ni lui n’avaient rien de commun avec ceux qui, protégés par leur système de compensation, menèrent leur criminelle industrie, tour à tour, en France sous le nom d’Habits Noirs; en Angleterre sous le nom de Black Coats; en Italie sous celui de Compagnons du Silence; en Allemagne enfin où ils portaient le nom de Francs-Rosecroix, pendant près d’un demi-siècle, sans que les tribunaux de ces divers pays pussent les inquiéter une seule fois sérieusement.
Depuis lors, j’ai donné beaucoup de temps et d’efforts à l’étude d’une série de faits qui surexcitaient jusqu’à la fièvre mon désir de connaître à la fin le grand mot de cette étrange énigme. Je n’ai à ma disposition, pour communiquer avec le public, que la forme du roman qui, par elle-même, excite la défiance. Assurément, les personnes, dites sérieuses, ne doivent aucune espèce d’égards aux romans; mais il y a des personnes qui sont intelligentes avant même d’être sérieuses, et j’ai trouvé parmi celles-là des encouragements inattendus.