Mais première affirmation (elle date de loin) relative aux docteurs ès crimes, tenant boutique de moyens propres à fausser les instructions et à produire l’erreur judiciaire, avait été provoquée par des renseignements pris au palais même et à la préfecture de police. Beaucoup l’ont dédaignée et même raillée, mais un récent procès a prouvé qu’il ne fallait pas trop hausser les épaules à la pensée qu’un ensemble de présomptions arrivant à la plus complète vraisemblance peut être fabriqué de toutes pièces comme on imite une signature ou comme on falsifie un bilan.
Le hasard a eu bon dos jusqu’ici, et je ne nie pas que ses jeux suffisent souvent à égarer notre pauvre justice humaine; mais il faut faire aussi la part du criminel talent, de l’industrie diabolique et de la science de malfaire qui, luttant de progrès avec les autres sciences, arrivent de nos jours à de prodigieux résultats.
En ces matières, j’ai étudié longtemps, je ne sais pas tout, je puis apprendre encore.
Sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe, il y avait une inquiétude, une terreur même, malgré le scepticisme étrange de l’administration. Vers l’année 1843, lors de l’affaire du banquier J. -B. Schwartz, il fut dit publiquement que le bras droit du Maître des Habits Noirs, M. Lecoq de la Perrière (Toulonnais-l’Amitié), n’était autre que le fameux Vidocq lui-même qui avait un pied dans les bureaux de la rue de Jérusalem.
La chose certaine c’est que, durant cette longue période, le nombre des crimes dont on parlait tout bas, et qui n’arrivaient pas devant la cour d’assises, dépassa toute croyance. Jamais non plus ne furent plus fréquents ces étonnements incrédules qui courent dans le public à la suite de tant de verdicts, et le prodigieux succès populaire du drame qui mettait en scène le martyre de Lesurque (Le Courrier de Lyon) fut comme un symptôme de l’opinion.
Cependant, aucun soupçon ne s’égara jusqu’à l’illustre bienfaiteur de l’humanité, l’apôtre de la rue Thérèse, le colonel Bozzo, qui prodiguait les millions pour soudoyer son armée, tout en élargissant sa réputation de philanthrope; Lecoq menait un train de prince; le faux duc de Bourbon, le comte Corona, la comtesse Marguerite marchaient à la tête de la haute vie parisienne; et, à la fin de chaque année, le Père-à-tous, réglé, probe, exact comme un comptable de la Banque de France, dressait son inventaire et faisait miroiter aux yeux des associés le chiffre toujours grossissant du Trésor.
XVI Adèle Jaffret
Il atteignit avec le temps, ce chiffre du fonds social, à des proportions vraiment fantastiques, et, à mesure qu’il grossissait, représentant une montagne d’or, le désir de partager grandissait aussi dans la pensée des associés. Beaucoup en moururent, car le colonel, avec le temps, n’avait pas perdu la bonne habitude de mettre en terre ceux qui lui faisaient de l’opposition. Rien de plus doucement paternel que son autorité; il n’avait jamais que des paroles caressantes pour «ses bons petits enfants»; seulement, le terrible Marchef avait souvent de la besogne.
Il y avait eu nombre de révoltes dans lesquelles ces hommes forts, intelligents, féroces, que nulle pitié n’aurait pu arrêter, avaient été joués sous jambe par ce vieillard fantôme, presque diaphane à force de maigreur et que la plus faible des femmes eût terrassé en le touchant seulement du petit doigt.
Le colonel garda pendant de longues années cette vie qui n’avait plus que le souffle et qui ressemblait à une perpétuelle agonie, mais qui, dans sa faiblesse, concentrait une si grande somme de puissance que, jusqu’à la dernière minute, aucune force humaine ne sut lui résister.
Il mourut enfin; mais sa volonté obstinée resta vivante. Ceux qu’il avait opprimés et enchaînés sous sa loi par l’espoir de l’immense proie à partager ne furent point ses héritiers, et, dans la nuit de sa tombe, il continua de les railler impitoyablement, comme il l’avait fait au jour de la vie.
Il avait emporté le Trésor dans l’autre monde!
Après sa mort, l’association frappée s’engourdit un instant dans le découragement. Le lien mystérieux se rompit: la tête manquait à ce monstre. Pendant plusieurs années, les Maîtres qui survivaient séparèrent leurs efforts, dirigés pourtant vers un but unique: la découverte du Trésor; et l’armée sans chefs se débanda.
Mais la faim, qui fait sortir le loup du bois, rassembla bientôt quelques débris de la frérie désemparée. Il y avait une organisation toute faite sur laquelle le premier venu pouvait mettre la main. Un jour, la forêt de Paris tressaillit joyeusement jusqu’au fond de ses ombres. Une bonne nouvelle courait de hallier en hallier: le Fera-t-il jour demain ressuscitait de son mortel sommeil.
Ce n’étaient plus les Habits Noirs. Il faut un sang nouveau pour rajeunir les institutions vieillies. C’était la bande Cadet qui naissait.
Il est dans ces pays ténébreux qui sont l’antipode de nos resplendissants boulevards, dans cette barbarie qui est l’envers de notre civilisation, des gloires que nous ne connaissons pas ou du moins dont nous ne soupçonnons pas l’étonnant prestige.
Les coquins que les débats judiciaires, trompetés par l’émulation des journaux, font célèbres pour nous, ne sont parfois que des doublures sur le grand théâtre du crime.
Ils se sont laissé prendre d’abord: mauvaise note. Ceux qui ne se laissent pas prendre valent évidemment mieux.
Le plus souvent, on peut les ranger dans la catégorie des solitaires comme Tropmann, ou bien, comme Lacenaire, dans le rang des excentriques, opérant à l’aide d’un petit nombre de complices. Ils aiment le bruit, les débats leur en donnent et ils s’en vont contents. Ne les prenez pas pour des héros sérieux.
Ou tout au moins tarifez-les comme vous feriez, s’il s’agissait du commerce des nouveautés, pour tel petit marchand famélique, mis en face de ces écrasantes entreprises: les magasins du Bon-Marché ou du Louvre.
Il y avait quelque part dans le sous-sol parisien, mais nul ne savait où (surtout la police), un solide gaillard, condamné à mort cinq fois par contumace et qui se portait bien.
Voilà un homme!
Celui-là n’avait jamais donné des lambeaux de sa biographie aux reporters. Il se cachait avec une adresse qui tenait de la sorcellerie et vivait en bon bourgeois, disait-on, avec ses cinq condamnations dans sa poche. Il avait «servi» sous le colonel.
Celui-là était vraiment célèbre en Sauvagie, le mystérieux pays, situé à cent pieds sous les caves, où rampe le public d’élite capable d’apprécier à sa juste valeur la réputation d’un assassin.
Les tours légendaires qu’il avait joués à la justice lui donnaient le droit de rire en haussant les épaules quand on parlait des héros imbéciles dont la vogue se fait par la Gazette des Tribunaux.
– On ne parlera jamais de moi, disait-il, pas si bête!
Personne ne savait au juste son âge, car il y avait des années qu’il vivait entouré d’un mystère impénétrable, dévoilant son existence seulement par le mal qu’il faisait.