Adèle avait beau faire, c’était plus que de la curiosité qui flambait maintenant dans son regard.
– Ça commence à vous amuser? demanda M. Noël. C’est malheureux que mon rouleau est presque au bout. Les autres entrèrent. Je reconnus très bien leurs voix quand ils dirent: «Comment que ça va, monsieur Mora?»
– M. Mora! répéta Adèle, c’est la personne du rez-de-chaussée?
– Je ne sais pas. La personne du rez-de-chaussée ne disait rien ou causait très bas, car je n’ai pu saisir une seule de ses paroles. M. Larsonneur a dit: «C’est fait!» On a compté de l’argent, puis M. Larsonneur toujours a repris: «Il paraît que le petit est sur la piste du marbrier.»
Adèle s’agita dans son fauteuil. Elle était très pâle et gronda d’une voix changée:
– Que veux-tu qu’on fasse de toutes ces bêtises-là?
– Moi? ce qu’il vous plaira, répondit M. Noël. On peut couper le reste, si vous voulez. D’ailleurs, nous sommes tout au bout. J’entendis la personne de l’intérieur parler pour la première et la dernière fois. Elle dit d’une petite voix doucette: «Fermez voir la fenêtre, je crains les courants d’air…»
– Le docteur Abel a une forte voix! murmura étourdiment Mme Jaffret.
– Ah! ah! fit Noël en riant, ce n’était pas le docteur. Je savais d’avance que le docteur Abel Lenoir demeure dans cette maison-là, puisque c’est moi qui vous l’ai appris, mais son appartement est au premier étage sur le jardin.
– Alors, la petite voix est à ce M. Mora?
– Attendez! J’oublierais ce détaiclass="underline" au moment où la fenêtre se refermait, je suis sûr d’avoir entendu le nom de la rue où nous sommes et le numéro de votre maison.
– Qui parlait?
– L’ancien moucheron de la préfecture: celui que M. Larsonneur appelle «le petit» et qui est «sur la trace du marbrier…»; je ne pourrais rien certifier parce que le bruit de la fenêtre est venu au travers, mais je crois avoir entendu encore un autre nom…
– Lequel?
– Cadet-l’Amour.
Mme Jaffret ne broncha pas, cette fois, et haussa franchement les épaules:
– Cadet-l’Amour est loin, dit-elle, s’il court toujours!
M. Noël fut un peu désappointé. Il avait compté sur un effet.
– La plus belle fille du monde, commença-t-il, ne peut pourtant donner que ce qu’elle a!…
– Et tu n’as pas grand-chose, monsieur Piquepuce, dit la vieille sèchement. À qui la petite voix?
– Peut-on dire ce qu’on pense?
– Pourquoi pas’?
– Eh bien! il y avait autrefois une petite voix qui ressemblait à celle-là, prononça tout bas M. Noël, et qui s’entendait pourtant de bien loin. Elle faisait peur, c’est certain, mais comme tous ceux qui l’écoutaient s’étaient donnés depuis longtemps au diable…
– Assez! interrompit Adèle, qui riait maintenant sans affectation. Tu te ferais refuser à ton examen, rien qu’avec cette bourde-là. Bonhomme, les morts ne reviennent pas: c’est la seule chose certaine en ce monde. J’étais à l’enterrement du colonel, et je l’ai vu mettre en terre… Va te coucher. On n’est pas mécontent de toi. Tiens, voilà dix louis pour avoir manqué l’évasion du Manchot, bonne nuit.
M. Noël sortit la tête basse. En descendant l’escalier, il pensait: «Je ne sais pas si la vieille diablesse mène tout, ni quel jeu elle joue. J’ai l’idée parfois qu’elle a le colonel dans son armoire et la police dans sa poche!»
Aussitôt après son départ, Mme Jaffret se mit à arpenter le cabinet à grands pas. Sur sa figure de vieil oiseau de proie, il y avait de la moquerie, mais aussi de l’embarras. Elle ouvrit un placard, situé à gauche de la cheminée, derrière le bureau et qui était plein de papiers respectables. Elle y prit une bouteille et un verre à madère, qu’elle emplit consciencieusement jusqu’au bord.
Elle l’avala d’un de ces traits courts et puissants que les amateurs expriment par ce verbe «siffler». C’était de l’eau-de-vie.
Les gens les plus communs peuvent siffler leur petit verre, mais il faut être quelqu’un pour siffler un verre à madère aussi proprement.
– Ça s’arrangera, ça s’arrangera, dit-elle en refermant son armoire, pourvu qu’ils ne voient pas que je n’y connais goutte! J’ai mon trou comme les anguilles, et si les choses se gâtent, je m’y fourre, bonsoir! Allons voir les gens de la noce.
Elle reprit son éventail, fit bouffer les plis de sa robe et ouvrit pour la seconde fois la porte du salon où se tenait «la famille».
Ce n’était pas celui où nous avons pénétré déjà quelques heures auparavant et par les fenêtres duquel on voyait la prison de la Force au-delà des démolitions.
La pièce où nous entrons était plus vaste et la vétusté du mobilier y prenait un aspect de grandeur.
Ce quartier du Marais dont les hôtels découronnés appartiennent maintenant à l’industrie, renferme encore des trésors en fait de «bibelots».
Les meubles du salon où nous entrons et qui avait quatre fenêtres, n’étaient pas des bibelots. Le propre du bibelot est d’avoir été vendu et acheté. Ici, les fauteuils vénérables recouverts de très belles tapisseries fanées, les tentures, les tableaux et les cuivres étaient chez eux. Ils avaient vécu et vieilli là.
Cette pièce, dans la maison Jaffret, ressemblait à une chapelle où on aurait mis des reliques.
La pendule surtout, représentant un écu surélevé et supporté par deux sauvages armés de massues qui flanquaient le cadran émaillé rouge et or, était une œuvre de haut goût et de grande valeur. L’écusson portait «écartelé au premier et quatrième d’Angleterre, au second d’Écosse, au troisième d’Irlande, chaque quartier barré par la brisure de bâtardise – qui est Fitz-Roy – et sur le tout, en cœur, d’azur au soleil rayonnant d’or qui est Clare.»
Les deux devises de la couronne d’Angleterre couraient, l’une au-dessus, l’une au-dessous du grand écu: «Dieu et mon droit» «Honni soit qui mal y pense». Autour de l’écusson central s’enroulait la devise particulière des Fitz-Roy de Clare: «Claros ante claros».
Ces armoiries, répétées partout étaient sculptées au-dessus des portes et brodées au dossier des fauteuils.
XVIII Salon Jaffret
Et en vérité, la grave assemblée au milieu de laquelle s’introduisait Mme Jaffret, portant haut dans sa robe de moire et, maniant résolument son large éventail, ne jurait pas trop avec ces fiertés héraldiques. Le blason des bâtards du dernier roi catholique de l’Angleterre n’avait pas à se voiler devant la réunion moitié noble, moitié bourgeoise qu’il présidait.
Il n’y avait là-dedans que le maître du logis, le pauvre bon Jaffret des petits oiseaux, pour avoir l’air d’un intrus.
Les autres faisaient bien. Tout le monde connaît la belle tenue du notaire, pris en général; il est meuble meublant au sein des chaumières comme dans les palais, même quand l’âge ou quelque joli trait de dévouement n’a pas encore fait fleurir à sa boutonnière la rose de l’honneur.